Dans le cadre d’une carte blanche donnée à la programmatrice américaine Rebecca Fons, le festival Regards Satellites a diffusé à L’Écran de Saint-Denis le premier long métrage de la réalisatrice américaine Raven Jackson, produit et distribué par A24.
All Dirt Roads Taste of Salt est un film à la narration sensible et sensorielle qui plonge le spectateur dans la vie d’une femme noire au sud des États-Unis, depuis son enfance jusqu’à l’âge adulte.
Le film parle d’une filiation brisée entre femmes noires. Souhaitiez-vous raconter une histoire ? Ou bien souhaitiez-vous plutôt explorer des sensations ?
J’aime beaucoup cette question sur les sensations. La filiation, oui bien sûr, mais je ne la vois pas comme quelque chose de brisée. J’étais très intéressée par cette thématique, par ce qui nous est transmis de génération en génération. J’aime beaucoup le mot sensation. Je voulais construire un arc émotionnel plutôt qu’un arc narratif traditionnel, avec une structure classique. Je voulais que l’histoire du film soit guidée par le ressort émotionnel de certains moments d’une vie.
Est-ce que cela vous vient de votre pratique en tant que poète ?
Oui, je pense. Je voulais explorer la vie d’une femme d’une manière fluide. Je ne savais pas où, je savais ce que ce serait une femme noire, et que ça serait dans le sud [des États-Unis ndlr]. Ça a fini par se dérouler dans le Mississippi, ce qui est beau, car ma mère vient du Mississippi. Et ce qui rejoint cette idée de filiation présente dans le film.
Je pense que mon travail de poète a permis d’aborder la réalisation du film de cette manière là et m’a donné une confiance dans les expérimentations formelles qu’accompli le film.
J’ai lu que vous aviez un manifeste que vous répétiez chaque matin avec votre chef opérateur Jomo Fray. Dans celui-ci on retrouve l’idée d’une « grâce brute » (raw grace). Pouvez-vous nous en dire plus ?
Un mot auquel je pensais souvent c’est « unadorned » (sans fioritures). C’est quelque chose qui n’est pas précieux. Il faut permettre à cette notion de grâce de ne pas être figée, de circuler, d’être plus brute.
Les éléments naturels sont très présents dans le film (eau, vent…). Comment les avez-vous incorporés dans la narration du film ? Notamment par rapport au son. Il y a par exemple la scène de retrouvailles entre Wood et Mack, avec le bruit du tonnerre après.
C’était présent dans la période d’écriture. Il y avait des indications de son dans le script. Ce n’est pas un scénario avec beaucoup de dialogues. Donc j’ai détaillé ce qui se passait au niveau du son. Il y a une concordance entre ce que ressentent émotionnellement les personnages, et l’expérience qu’ils font de leur environnement.
J’ai communiqué avec le département du son pour que ces intentions émotionnelles soient respectées. Nous réfléchissions toujours pour que la tonalité d’une scène, l’émotion qu’elle contient, permette de nourrir et de construire le travail du son. Par exemple pour la scène entre Mack et Wood, je voulais que le son du tonnerre soit très fort, qu’il y ait cet effet de surprise.
Avez-vous toujours su que le film aurait peu de dialogues ?
Oui. J’ai fait un court-métrage avant qui s’appelle Nettles et qui ne contient pas beaucoup de dialogues. Je savais qu’après cette expérience, j’étais intéressée à l’idée de ne pas trop m’appuyer sur les dialogues pour mon prochain film.
Comment s’est déroulé le travail avec les acteurs pour obtenir ces performances très ancrées dans le corps ? Vous filmez beaucoup les mains, par exemple.
La plupart du temps, je ne leur disais pas que je filmais les mains, car je voulais qu’ils habitent pleinement leur corps, pas qu’ils réfléchissent à leurs mains. Toutes les personnes avec qui j’ai travaillé étaient excellentes dans leur capacité à s’exprimer à travers leurs corps. C’était très intentionnel dans le processus du casting, de pouvoir trouver des gens qui ont cette capacité à exprimer énormément sans dialogue. Il y a cette scène où Sheila [Atim, qui interprète le personnage d’Evelyn ndlr] tient Mack dans ses bras, je pouvais la regarder des heures. Il y a le fait de tourner en extérieur qui joue beaucoup. J’étais ouverte sur le plateau, par rapport à ce que les acteurs pouvaient proposer, l’environnement, ce qui fonctionnait sur le moment.
Votre image est très sensorielle, comment l’avez-vous fabriquée avec votre chef opérateur ?
Je ne savais pas qu’on utiliserait de la pellicule 35 mm. J’avais tourné Nettles avec de la pellicule 16 mm, et je pensais retourner avec de la pellicule 16mm. C’est la première fois que je tourne avec du 35 mm et maintenant j’adore ! On a beaucoup parlé de détails avec Jomo, avec ce qui relevait du tactile. On réfléchissait tous à cette tactilité, à la texture de l’image. Le travail autour des costumes étaient important. Et puis, il y a ces personnages qui sont en contact avec le monde, qui le touchent, et qui se touchent entre eux. Il fallait permettre à chaque chef de département de réfléchir, dans leur rôle, à comment amener de la texture et de la matérialité.
Le film est produit et distribué par A24, qui a notamment produit Spring Breakers, Moonlight et Uncut Gems. A quel moment se sont-ils greffés au projet ?
J’ai soumis le scénario du film à une résidence d’écriture pour des réalisateurs noirs (Indie Memphis Black Filmmaker Residency for Screenwriting). Je ne le savais pas à l’époque, mais Barry Jenkins [réalisateur de Moonlight ndlr] était le juré et mon scénario a été sélectionné.
Des mois plus tard, quand le scénario était plus avancé, Maria, ma productrice, et moi étions prêtes à envoyer le scénario à des sociétés de production. On l’a envoyé à Pastel, qui est la société de production que gère Barry Jenkins avec Adele Romanski et Mark Ceryak. Ça a été assez clair que ces personnes seraient les bons partenaires pour ce film. On a réécrit le script et on l’a amené à A24, qui avait déjà collaboré avec Barry sur Moonlight. Il y avait donc de la confiance. Pastel et A24 n’avaient pas du tout peur de cette histoire, ils étaient excités. Ils nous faisaient confiance et voulaient porter notre vision.
Pouvez-vous nous parler de cette tradition qui consiste à manger de la terre d’argile, et qui donne le titre à votre film ?
Oui, cela vient d’une conversation que j’avais eue avec ma grand-mère à ce propos. C’est aussi le titre d’un premier court-métrage que j’ai écrit il y a quelques années. Je savais que je voulais travailler sur quelque chose de différent, mais avec ce même titre. C’est quelque chose que ma grand-mère faisait en grandissant, mes deux grand-mères à vrai dire. Ma mère aussi a grandi en mangeant de la terre d’argile.
Ce n’est pas n’importe quelle terre, c’est très spécifique. C’est comme un goûter. C’est souvent après la pluie quand la terre sent si bon que les personnes vont en chercher. Pour moi ça parle de la relation à la terre, du lien inter-générationnel, ma grand-mère a transmis cela à ma mère, avant ça sa mère le lui avait transmis… Cela parle aussi de l’eau qui est très importante pour moi. Ce titre parle aussi de la nature douce-amer de la vie. Cela fait écho à la proximité de Mack aux routes de terres, après les funérailles de sa mère. On fait l’expérience de tant de nuances dans une seule expérience.
All Dirt Roads Taste of Salt est votre premier long-métrage. Comment avez-vous vécu sa sortie ? Surtout dans ce contexte particulier que vient de traverser l’industrie du cinéma aux États-Unis, avec les grèves des scénaristes et des acteurs.
Oui, c’était un contexte difficile pour la sortie du film. Il y eu des projections en avant-première, où les acteurs ne pouvaient pas être présents à cause de la grève. Je suis très reconnaissante que le film ait eu une résonance auprès du public, comme je peux le voir dans les discussions en salles après les projections. On ne sait jamais quelle scène va toucher les gens, ni ce que cela va déclencher chez eux. Ca a été ma partie préférée. C’est un film spécifique, même si les gens ne connaissaient pas le sud des États-Unis, par exemple, ils ont pu se projeter, connecter avec le film. Je trouve cela très beau. C’est mon premier long, mon bébé ! Mais je trouve ça super que le film ait sa propre trajectoire.
Avez-vous des idées pour votre prochain film ?
Je sais ce que va être mon prochain film, mais je ne veux pas trop en dire ! C’est excitant de travailler sur autre chose. Je travaille sur All Dirt Roads Taste of Salt depuis 2018.
All Dirt Roads Taste of Salt n’a pas encore de date de sortie en France.