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Festival Regards Satellites 2024 – Rencontre avec Fatima Kaci : « L’exil, c’est vaste comme notion »

© Fatima Kaci
© Fatima Kaci

La Cinémathèque idéale des banlieues du monde s’est invitée au festival Regards Satellites, à travers la carte blanche donnée à Fatima Kaci. Venue présenter son court-métrage, La voix des autres, la réalisatrice a choisi de programmer deux autres courts-métrages pour accompagner son film : Cendres d’Andréa Lejault, et Après L’aurore de Yohan Kouam.

La voix des autres met en scène les procédures de demandes d’asile à travers le travail d’une interprète, Rim (interprétée par Amira Chebli), qui traduit les récits d’hommes et de femmes exilé·e·s.

Qu’est ce qui t’a amené à réaliser La voix des autres  ?

Au départ j’avais envie d’interroger cette procédure du récit. Pour moi, elle posait beaucoup d’enjeux intéressants d’un point de vue cinématographique  : devoir raconter son histoire, savoir comment la raconter, la capacité à faire récit ou pas, quand on arrive dans un pays après avoir traversé des choses difficiles.

Pour les exilé·e·s, il y une grande violence à devoir être capable de formuler ce qu’iels ont vécu dans un certain type de discours qui doit correspondre à certains critères. Ça rejoignait pas mal de questions. La question des victimes d’agressions sexuelles, de la difficulté à devoir parler. Dire des choses en étant en permanence suspecté de mentir. Pour moi c’est une procédure qui interroge la légitimité. Sur quelle base on va accorder ou non la légitimité à la parole de quelqu’un  ? C’est très intéressant.

Pourquoi l’interprétariat  ?

Pendant mes recherches sur le terrain j’ai pu observer les travaux de ces interprètes et je me suis dit que si le personnage principal était interprète ce serait fort. C’est une nouvelle manière de raconter ces questions-là, ça permet de déplacer le regard. Et cela offre un point de vue que l’on a peu vu au cinéma.

Il y a une très forte implication humaine et on leur demande de faire leur travail de manière détachée des gens. C’est une contradiction qui est très intéressante.

Dans ton film précédent,Terres D’ombres, tu étais le réceptacle des récits que tu recueillais dans le cimetière musulman de Bobigny. Il y avait déjà cette figure de passeur.

J’aime bien les figures de passeurs. Les personnages qui se situent entre plusieurs mondes, qui ont du mal à trouver leur place. Qui essaient de se construire à travers des identités multiples. C’est peut-être parce que moi je suis née en France de parents immigrés. J’ai vécu cette notion d’exil d’une certaine manière, même si je n’ai pas quitté un pays. Je traverse les frontières sociales. Je suis entre le monde de ma mère et celui de l’école. L’exil est aussi intérieur. L’exil c’est vaste comme notion. Mon film est très précis, très contextualisé. Si ces sujets me touchent c’est qu’il y a quelque chose dans l’entre deux qui m’intéresse.  

Le travail des interprètes c’est d’être un intermédiaire entre l’administration et les personnes en situation de demande d’asile. Et tout passe par eux. Le geste de faire ce film, c’est d’avoir un rapport direct avec cette personne. A l’endroit du réel où elle serait niée, le film lui redonne une place. C’est en permanence à travers elle que l’empathie circule entre les spectateurs et ces personnes en procédure, d’où ce choix de ne pas forcément sous-titrer les récits des personnes qui demandent l’asile.

Le spectateur est dans une position où il n’aura accès à l’autre qu’à travers l’interprète. Il y a accès à travers la manière de filmer les visages, ce qui passe entre les lignes, le sous-texte, les silences mais les discours passent toujours par elle.

Il y a dans ce film, et dans Terres d’ombres, une volonté d’étendre la cartographie des films. Ces deux films circonscrivent un lieu précis, le cimetière musulman à Bobigny et le bureau de l’OFPRA. Mais par la parole et les langues, il y a un autre territoire qui prend place. Ce qui crée une tension.

Ce n’est pas fait consciemment, mais je pense que je travaille beaucoup le hors-champ sans m’en rendre compte. Peut-être que moi, dans mon rapport intime, ce qui m’intéresse c’est l’invisible. C’est l’histoire qui est là sans vraiment être là. Des choses que tu as héritées, que tu portes, que tu ressens mais que tu ne conscientises pas forcément. Filmer le cimetière de Bobigny te projette dans une histoire passée, qui te projette dans un autre espace-temps, en Algérie.

J’aurais pu faire un film où je vais aller enquêter sur l’histoire de mon père en Kabylie, mais c’est autre chose. Je parle de l’endroit où je suis. Une jeune femme qui est née et a grandi en France, et qui a hérité de ce poids du silence, de cet héritage-là de la disparition. C’est à partir de ça que j’ai envie de travailler.

Cela me rappelle la phrase de Chantal Akerman concernant le trauma transgénérationnel et son cinéma « ll n’y a rien à ressasser, disait mon père. Il n’y a rien à dire, disait ma mère et c’est sur ce rien que je travaille. »

Oui, c’est une manière de résister à l’effacement. Ces trajectoires d’exil sont des ruptures. Elles engendrent des séparations, les familles sont éclatées. Il y a un éclatement dans les histoires familiales. Soit on passe notre vie à subir la violence de ces parcours-là, soit on décide de créer des choses, et de créer du sens à partir de cette absence. Il y a une forme de résistance qui a à voir avec le cinéma. Les choses peuvent exister autrement que dans le réel, quand on les met en forme. On a une liberté dans les représentations.

A quel moment t’es-tu dit que le cinéma serait le bon moyen pour t’emparer de cet héritage  ?

Je ne sais pas. On ici est au cinéma l’Écran. Moi j’ai grandi à Saint-Denis. Ce cinéma là, c’est le cinéma de mon enfance et de mon adolescence. J’ai découvert le cinéma par l’école avec l’expérience de la salle. On s’enferme, on ne sait pas trop pourquoi mais on accède à d’autres mondes. J’ai été très cinéphile. J’ai eu une prise de conscience : je voulais transmettre et m’exprimer.

Or, nos parents n’ont pas eu les outils d’expression. Pourquoi, dans nos familles, il y a autant de silence  ? Certes, il y a des contextes politiques, une histoire qui a créé les conditions de cette violence. Mais, en même temps, on n’a pas tous eu des outils d’expression. On n’a pas tous de récit linéaire, écrit. Il y a d’autres formes de transmissions orales, qu’on ne valorise pas du tout à l’école, où tout passe par l’écrit. Quand on a l’impression qu’on ne nous a rien transmis, parfois on n’a pas les outils pour interpréter. L’interprétariat revient dans cette question là.

Mais, dans ce film, c’est un personnage qui n’a pas le droit d’exercer sa force d’interprétation, elle est uniquement dans la traduction. C’est un personnage empêché.

Parce qu’elle est dans un cadre où on lui demande d’être neutre. Cette notion de neutralité existe aussi en politique. Moi, j’ai grandi dans l’école de la République. Le rapport à l’égalité est perçu comme quelque chose d’uniforme. On est tous pareil, égaux. C’est un mythe, c’est une manière de ne pas reconnaître les différences, de les marginaliser. Moi, j’ai grandi dans ça. Dans ces catégories universel/marges.  On nous a confisqué beaucoup de choses dans le langage. Un projet comme la Cinémathèque idéale des banlieues du monde, c’est aussi une manière de dire que l’universel est là, que les marges sont au centre.

Pour refaire le lien avec La voix des autres, on demande à l’interprète d’être neutre par souci soit disant de vérité, d’équité. On ne va pas forcément donner l’espace à la dimension intime d’un parcours, parce qu’en arrière fond il y a des critères. Une classification. Qui a le droit de demander l’asile aujourd’hui ? Cela se base sur des politiques migratoires, les conflits géopolitiques et ce qu’on s’imagine comme étant un réfugié persécuté. En faisant tout simplement ce travail de traduction, cette interprète vient interroger ce système.

Comment parvient-on, quand on fait un film sur un sujet aussi proche du réel qui nécessite beaucoup de documentation, à trouver sa liberté de cinéaste  ?

Je n’ai pas l’impression de faire du cinéma du genre. J’ai un rapport au réel qui est très fort, j’aime beaucoup le documentaire, je veux donc raconter quelque chose de juste. Pas seulement vraisemblable, mais aussi juste. Je pense qu’il faut avoir une rigueur de ce qu’on est en train de raconter, à quel point ça colle au réel et si on trahit une forme de vérité. Il y a un point de vue qu’on doit assumer autant en documentaire qu’en fiction.

La fiction permet d’être en accord éthiquement avec les personnes avec lesquelles on travaille. Elle permet de protéger, en reconstituant et en bricolant quelque chose. Et il y a la question de la temporalité, il faut du temps pour le documentaire. Pour ces personnages là, c’est important de ne pas être tout le temps dans le registre du documentaire, mais de les intégrer à la fiction. Cette femme c’est une héroïne.

Peux-tu nous parler des deux courts-métrages que tu programmes dans le cadre de la Cinémathèque idéale des banlieues du monde, et de l’importance de ce projet  ?

Quand on m’a proposé de programmer deux films pour accompagner le mien, j’ai choisi ces deux films parce que ce sont des réalisateur·ices de ma génération. C’était intéressant de questionner la pratique de mes contemporains. J’ai choisi ces films car je trouvais qu’il y avait une audace dans ces choix formels et qu’ils avaient réussi à explorer ces territoires, ces marges en insufflant aussi de la poésie. Ils réinvestissent cet imaginaire autour des banlieues. Ce projet de cinémathèque a pour but selon moi de déconstruire cette catégorie de cinéma de banlieue, je trouve que ces deux courts métrage y parviennent.

On n’est pas du tout quelque part d’attendu d’un point de vue de l’esthétique ou de l’écriture. Dans le court-métrage d’Andréa [Lejault, réalisatrice du film Cendres ndlr] c’est l’expérience d’un deuil vécu par un enfant. Le film pose des questions. Comment on met en scène un deuil, la disparition d’un parent  ?  Elle est dans une sociologie très claire qu’elle dépeint avec beaucoup de justesse, car ce sont des gens qu’elle connait du territoire où elle a grandi dans la Nièvre. Mais elle ose aussi une écriture poétique. Elle rentre dans le regard de l’enfant, dans son imaginaire. Après l’aurore propose un récit choral avec des personnages inattendus. J’ai rarement vu ça. Le rapport aux gens dans une cité, des gens qu’on a quittés et qu’on retrouve. L’aurore est un motif magnifique. C’est pour cette audace et cette poésie que j’ai voulu les partager. C’est ce à quoi j’aspire.

La voix des autres n’a pas encore de date de sortie.

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