CINÉMA

« Eureka » – Au-delà des frontières

Eureka © Le Pacte / Slot Machine
Eureka © Le Pacte / Slot Machine

Une décennie s’est écoulée depuis Jauja, précédent film de l’Argentin Lisandro Alonso. Son nouveau film, Eureka, séduit par son audace et ses thèmes alléchants, mais pèche par excès d’ambition.

Obscures, sinon absconses au premier abord, les trois parties qui structurent Eureka témoignent d’un projet vaste et exigeant. C’est par un pastiche du western que le film commence. Dans une ville particulièrement débauchée et glauque, mais typique du genre où cohabitent Blancs et Indiens, un père recherche sa fille. Puis, de nos jours, dans la réserve amérindienne de Pine Ridge, les errances successives d’une policière et de sa nièce se révèlent être de vaines quêtes existentielles. Enfin, la dernière partie emmène le spectateur fin 1974, au cœur de l’Amazonie brésilienne où se croisent parfois natifs et chercheurs d’or. La conquête de l’Ouest, les dynamiques d’oppressions dans l’Amérique contemporaine et l’expansionnisme de la modernité capitaliste au Brésil. Autant de contextes assimilables que le film aborde avec audace, au risque d’une aridité théorique qui brouille son propos et laisse à distance.

Angle mort

En 1973, Marlon Brando refuse l’Oscar du meilleur acteur pour Le Parrain. Il envoie sur l’estrade une jeune Amérindienne, Sacheen Littlefeather, pour justifier son acte. C’est d’abord en réaction au traitement global des Natifs par le cinéma américain que Brando refuse l’honneur qui lui est fait, mais également en soutien d’une actualité brûlante. À Pine Ridge, une occupation d’activistes amérindiens est en cours depuis quelques semaines afin de protester contre les conditions de vie dans la réserve. La localité, nommée Wounded Knee, est un lieu à la symbolique très forte. C’est ici que s’est tenu le tristement célèbre massacre où périrent 300 Sioux en 1890. Dans cette zone, se croisent Histoire américaine et histoires du cinéma. C’est ici que la partie centrale du film de Lisandro Alonso se déroule.

Les séquences dans Pine Ridge se concentrent autour d’Alaina, policière. Tout juste un opérateur radio pour l’épauler, c’est avec un zèle vain et peu de conviction qu’elle mène sa tournée. Cette partie est sans doute celle du film qui cherche le moins l’onirisme, mais accède à un état d’hypnose par sa lenteur et son réalisme matériel presque magnétique. Une certaine poésie s’échappe du gyrophare de la voiture, cette lueur qui alterne le bleu et le rouge pour refléter un visage défait et révéler le blizzard tombant sur un sol déjà enneigé.

Mais l’espoir est proscrit pour l’ensemble des figures qui peuplent la réserve. Sa réputation extérieure, son image, se fonde sur un taux de suicide épouvantablement haut. Drogues, alcool, banditisme et violence domestique sont les enjeux de ces saynètes qui s’enchaînent. Ce panorama désempare Alaina et la pousse à l’abandon de poste, et littéralement du film. Sadie en arrive à une conclusion similaire. Entraîneuse de basket, elle ne semble hélas n’avoir que peu de joueuses à entraîner. Elle doit déjà aller à la petite prison locale pour voir son frère. Au parloir, on cause alors vaguement sortie de prison, futur, espoir… Autant de mirages que ces mots qui échouent à décrire un quelconque avenir. Car ces choses dont quiconque ou presque rêverait, on peine ici à les nommer.

Eureka © Le Pacte / Slot Machine

La conquête, mais de quoi ?

C’est également par les libertés narratives qu’Eureka s’octroie qu’il séduit. Les trajectoires de nombreux personnages sont éconduites par le mystère d’une métamorphose ou, plus radical, par leur disparition du champ. La narration se montre particulièrement hermétique aux trois actes classiques autant qu’aux dénouements en bonne et due forme. Derrière ces nombreux mystères, les rapports entre Lisandro Alonso et les codes du genre sont ambivalents. Ils témoignent du rôle idéologique clé que le western a pris dans le pays de l’Oncle Sam. Eureka cherche à rebattre les cartes d’une écriture historique, dont la crédibilité est aujourd’hui bien entamée.

Le western a un temps écrit et popularisé une certaine Histoire américaine. Il a fondé des mythes nationaux (« print the legend »), puis a tenté de les défaire. La trajectoire de John Ford en témoigne exemplairement. Un abîme sépare La Chevauchée fantastique (1939) des Cheyennes (1964), film dont l’ambition « réparatrice » est comparable à sa maladresse. Ensuite, le Nouvel Hollywood et des films comme Little Big Man ou Soldat Bleu ont prétendu représenter la sauvagerie authentique de la conquête de l’Ouest. Des commentateurs comme Stéphane Bou, Michel Ciment et Jean-Baptiste Thoret n’ont cependant pas manqué de remarquer que ces films étaient avant tout les reflets de la guerre du Viêt Nam et de la contestation ambiante de l’époque. En d’autres termes, et pour le dire vite, l’expression amérindienne au cinéma est quasi nulle.

Le western qui ouvre le film montre ainsi un monde où cohabitent Indiens et Blancs. Cette mise en abyme montre simplement un père, Murphy (Viggo Mortensen) à la recherche de sa fille — pitch similaire à celui du mystique Jauja, précédent film du tandem Alonso/Mortensen. Mais ici, les balles claquent incessamment en hors-champ, et puis Murphy se met aussi à flinguer à tout-va jusqu’à une conclusion incertaine. Par la rupture entre les deux segments, le cinéaste s’interroge. À qui s’adresse ce type de film ? Il semble que pour le cinéaste, l’Histoire et son écriture cinématographique — le western et sa mythologie — ont abouti à l’ostracisation des descendants amérindiens dans un hors-champ duquel ils ne sortent pas.

Eureka © Le Pacte / Slot Machine

L’oiseau moqueur

Que reste-t-il aujourd’hui après cette tempête d’imageries jamais innocentes, mais au contraire très politiques ? Et surtout, qu’en est-il de l’après, de l’avenir ? C’est la question principale que pose Lisandro Alonso, avec notamment le personnage de Sadie qui affirme ne pas savoir exactement d’où elle vient. Sa quête d’identité la pousse vers son grand-père, toujours proche des traditions indiennes et filmé avec beaucoup de dignité. Après un rituel, c’est réincarnée en oiseau que Sadie s’envole pour l’Amérique du Sud et remonte le temps.

Là-bas, au cœur de la jungle, l’oiseau Sadie observe les aventures d’un natif. C’est sans doute ici qu’Eureka s’égare un petit peu. Ayant fui sa tribu après un meurtre, il côtoie des prospecteurs et cherche de l’or. L’imagerie rappelle Le Trésor de la Sierra Madre de John Huston, mais les nombreux plans larges et le mutisme ambiant peinent à saisir la paranoïa ambiante. En outre, le lien entre ces deux parties semble plus artificiel que naturel. Plutôt que de créer une continuité, le film joue plutôt la carte de la rupture pour trouver l’universel. À la neige succède la jungle, et à la misère, les chercheurs d’or. Aux Natifs du Nord, ceux du sud, et à la contemporanéité d’une expansion achevée, celle, plus lente, des années 70.

Ainsi, dans la nature verdoyante et toute-puissante pointe déjà la modernité capitaliste : canette de Pepsi, voiture, train de marchandises et bateau à moteur. En creux, le film aborde la crise climatique et l’inactivité du pouvoir politique lorsqu’il s’est agi de protéger l’Amazonie. Au cœur de la jungle est ainsi invoqué Ernesto Geisel, figure de la dictature militaire qui sévit au Brésil entre 1964 et 1985, élargissant encore le propos.

Eureka est un très beau film, sincère et généreux, à la fois stimulant et déstabilisant grâce à une vision transversale qui dépasse l’espace comme le temps. Les nombreux sujets qu’il aborde en font néanmoins une œuvre assez théorique et parfois éprouvante.

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