Raven Jackson est venue présenter son premier long-métrage au Festival Regards Satellites de Saint-Denis. All Dirt Roads Taste of Salt faisait partie d’une sélection révélant la diversité des États-Unis et de son cinéma indépendant. La réalisatrice nous offre un premier film organique et subtil, explorant la multiplicité des relations au vivant.
Les films qui éveillent si directement les sens, sans tomber dans l’étourdissement, sont rares et précieux. All Dirt Roads Taste of Salt sonne comme un doux appel à ouvrir grand les yeux, les mains et les oreilles pour capter ce qui nous entoure. Ce premier long-métrage de l’artiste pluridisciplinaire Raven Jackson déploie une narration mosaïque s’étalant sur plusieurs décennies. On y suit la vie d’une femme noire dénommée Mack, rythmée par l’écoulement du fleuve Mississippi. Raven Jackson dévoile par épisodes désordonnés ses joies et ses douleurs intimes, des premières fois de l’enfance jusqu’aux choix de l’âge adulte.
Une expérience d’exploration sensorielle
Plus que l’étude et l’exploration de la psyché de son personnage principal, la réalisatrice nous offre une véritable expérience sensorielle. La matière vivante y est filmée avec une attention, un grain, une lumière, et un mouvement rendant l’expérience de visionnage mémorable. Elle sublime en gros plans toutes ces traces de vivant des abords du Mississippi – les écailles de poissons comme les peaux des mains, la pluie comme l’éclat du soleil – avec un même soin précieux. Le film esquisse une célébration muette de l’organique sous toutes ses facettes. En cela, il adopte une posture d’émerveillement sur l’environnant qui rappelle le regard de l’enfance. Comme sa protagoniste d’abord à l’état d’enfant, Raven Jackson est de celles qui regardent vraiment, observent partout et questionnent.
Poésie sans paroles
La réalisatrice convoque aussi particulièrement l’ouïe. Le film est à la fois assourdissant et très silencieux. Tous les bruitages du territoire sont amplifiés par un travail remarquable sur le son. La réalisatrice nous place au plus près des éléments naturels, en immersion avec les bruits de la pluie et du tonnerre, du fleuve, des grillons et des grenouilles. Ce paysage sonore prend le pas sur les dialogues, avec très peu de paroles échangées. Cette économie de mots donne aux rares paroles un écho puissant. Seuls quelques aphorismes lapidaires sur la finitude et des questions existentielles d’une enfant sont égrenés. Les regards prennent aussi une intensité particulière, plus chargés de sens et d’émotions tacites. Le non-verbal des acteur·ices suggère subtilement le reste, ou laisse la place à l’imagination du spectacteur·ice.
In the same way a poet would intentionally order each poem in a poetry book to create an emotional journey for the reader, I’m doing something very similar with the portraits in this film.
Raven Jackson
Le scénario trébuche parfois maladroitement autour d’une histoire d’amour et d’une maternité compliquées. La narration se construit avec des allers-retours entre les différentes temporalités qui s’enchaînent aléatoirement, rendant parfois le fil narratif compliqué à suivre. Mais cette narration fragmentée ne nuit pas à la justesse de l’écriture, évoquant pêle-mêle la mémoire, les liens amoureux et familiaux. En particulier, la réalisatrice transmet la douleur de la perte d’une mère, puis la peur d’en être une mauvaise. Elle interroge ainsi la maternité avec douceur, sans aucune dramatisation. C’est d’autant plus juste que la réalisatrice filme les corps humains avec cette même attention pudique.
Cette proximité est toujours au service du sensible et de la beauté. Son regard amplifie la justesse des émotions et du vécu des protagonistes. Raven Jackson fait le choix d’une certaine atemporalité. Les doutes et douleurs à l’écran sont uniquement liés à des événements a-contextuels, qu’on ne comprendra jamais complètement. Pourtant, le film soulève des enjeux universels, touchant au deuil, à la famille, aux ruptures et aux accidents.
(Re)connexions au vivant
Ce qui marque surtout, c’est le fil rouge du rapport au vivant – humain et non-humain -, qui réussit à relier toutes ces pistes et émotions qui affluent. Le film s’ouvre sur une scène où la petite Mackenzie nous fait voir un poisson comme un être sensible, et finit sur l’image d’un lombric dans la terre humide. Le traitement du vivant par Raven Jackson nous met face à la continuité entre les humains et ce qui les “entoure”. Comme ses personnages qui le répètent comme un mantra, elle affirme aussi que nous sommes tous·tes fait·es d’eau et de poussière. Ainsi, le film peut être appréhendé comme une incarnation sensorielle de la dichotomie artificielle entre nature et culture, évoquée par des anthropologues ou philosophes de l’écologie. En filigrane, le film dessine un projet écologique et poétique : questionner notre place parmi le vivant, et s’y reconnecter.
Le fleuve Mississipi est d’ailleurs traité comme un personnage à part entière du film. Il est le dépositaire des histoires de Mack, de ses secrets, ses doutes et ses souffrances enfouies. Ainsi, Raven Jackson renouvelle le regard sur une entité vivante qui fait partie intégrante de la culture américaine et de l’imaginaire national. All Dirt Roads Taste of Salt sonne comme un hommage éclatant à ce territoire fluvial dont elle dessine une cartographie sensible. Plus largement, le film s’affirme comme une ode par les sens à tous ces lieux qui nous façonnent.
All Dirt Roads Taste of Salt n’a pas encore de date de sortie en France.