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« Vivre » – Redécouvrir l’avant

Vivre, Ken Krimstein
© Christian Bourgois éditeur

Vivre, ce sont six autobiographies uniques que dévoile au grand jour l’illustrateur de presse américain Ken Krismtein. Fruit d’une récente découverte et de nombreux mois de travail, ce roman graphique tricolore offre le récit de morceaux de la vie quotidienne d’adolescents du Yiddishland.

2017, Vilnius. Sous l’épaisse couche de poussière jonchant les meubles et les conduits d’une église abandonnée, des milliers de feuillets sont retrouvés. Noircis par l’encre et jaunis par le temps, ils appartiennent à une autre époque. Quelques recherches permettent bientôt de les dater et d’en comprendre le contenu. Ce sont des autobiographies écrites plus de quatre-vingts ans auparavant par des centaines d’adolescents juifs vivant dans cette zone géographique d’Europe de l’Est communément nommée « Yiddishland ». Une année et un long voyage plus tard, le dessinateur Ken Krismtein les tient entre ses mains. Il est alors la seconde personne à les lire depuis 1939. Dans son esprit, le Yiddishland devient la Yiddishuanie et, sous ses crayons, six de ces récits prennent formes, couleurs et visages. Six jeunes filles et garçons ayant soif d’expériences, d’aventures, d’amitié, d’amour. Soif de vivre.

La quête de sens au cœur de l’insensé

À l’origine de ces récits de vie, un appel lancé par le Yidisher Visnshaftlekher Institut (Institut scientifique juif). Créé en 1925 à Vilnius – Vilna à l’époque, le YIVO rassemble écrivains, poètes, artistes et chercheurs. En 1932, cette université sans murs organise un grand concours à destination des jeunes âgés de seize à vingt et un ans. Derrière la volonté de laisser la nouvelle génération s’exprimer et évoquer la manière dont elle perçoit l’avenir duquel elle sera bientôt maîtresse, le YIVO souhaite mener une réelle enquête ethnographique. Qui sont les adultes de demain ?

Pour cela, l’institution ne formule qu’une seule demande : transcrire la vérité, aussi ordinaire soit-elle. Car, finalement, l’ordinaire est subjectif. Dans le sens de cette demande, il est donc décidé que le concours sera anonyme. Le YIVO souhaite laisser à chaque jeune la pleine liberté de se confier. À la clé, 150 złotys – soit près d’un millier de dollars américains en 2021, une petite somme. La machine est lancée.

Des autobiographies, il y en avait des centaines. Autant de jeunes qui, curieux et amusés, se sont pris au jeu du concours. Pour construire ce roman graphique, Ken Krimstein a dû faire une sélection. Il en retient six : quatre filles et deux garçons. Âgés d’onze ans et demi – suite à un léger contournement des règles qui se révèlera, des décennies plus tard, ô combien précieux – à vingt ans, ce sont six personnalités tant déroutantes qu’attachantes.

Faire le récit de sa propre vie n’est pas si évident qu’il n’y paraît. Que dire, que mettre en lumière ? Comment résumer l’essence même de ce qui anime son quotidien ? Comme le liant de ces récits, l’on retrouve un fil rouge, conducteur : la quête de sens. Évoluant dans une époque injuste et déjà violente, ces six jeunes garçons et filles se cherchent et cherchent des explications. Avec vigueur, malice et engagement, ils avancent et se construisent à l’aide d’une foi impressionnante en l’avenir. Au fond, leur priorité est déjà de vivre.

© Ken Krimstein, Christian Bourgois éditeur

La culture comme lien

La huitième fille, l’épistolier, la chanteuse folk, la rebelle, l’amoureux et la patineuse : ces jeunes sont uniques. Entre passions, rêves et projets, leurs autobiographies transcrivent une grande détermination, beaucoup d’ambition et une audace toute particulière et propre à cette période d’ouverture à la société et au monde extérieur. Plus ou moins éloignés du cocon de leur enfance, ils racontent leur expérimentation personnelle de la vie, de leur vie. Leurs horizons et leurs éducations sont différents. Pourtant, ils sont indiciblement liés par un ciment central : leur culture. Transmise par leurs parents, leurs familles, l’école, leur entourage, l’héritage yiddish imprègne chaque pan de leur quotidien. Dans Vivre, les références littéraires, intellectuelles et artistiques sont légion. Ken Krimstein est généreux dans ses mises en lumières de certains termes et ses explications détaillées de multiples concepts. Cela ajoute une amplitude non négligeable à chaque autobiographie et à l’arc narratif général.

Ces adolescents appartiennent à un milieu érudit et cultivé dont ils bénéficient des apprentissages. D’une curiosité à toute épreuve, ils emmènent le lectorat dans la découverte de diverses franges de la culture yiddish, toutes d’une grande richesse. La langue est également au cœur du récit ; l’auteur fait le choix de ne pas traduire de nombreux mots. En revanche, il les explique dans des notes de bas de pages soigneusement construites et instructives. Par ailleurs, ces incursions de termes yiddish font particulièrement sens au regard de l’une des lignes directrices du YIVO : la linguistique. Ici, leur présence permet de plonger davantage dans la narration et provoque un sentiment de grande proximité avec les protagonistes.

© Ken Krimstein, Christian Bourgois éditeur

Un visuel imprégné et engagé

Du noir, du orange et du blanc – parsemés de quelques touches de gris : Ken Krimstein utilise ces trois seules couleurs pour mettre en images les récits qu’il a lus. Le trait est simple mais pas simpliste. Un réel travail de recherche se ressent au fil des pages et transparaît dans chaque détail. Ici, une certaine architecture, là, la devanture d’un magasin précis, là encore, une affiche de propagande revisitée – « I want you for the U.S. Army » – ou celle d’un film de l’époque. Tous ces éléments de contexte sont passés au peigne fin.

Le rappel de la temporalité dans laquelle ces récits prennent place est ainsi omniprésent. C’est un fait : ces jeunes vivent alors dans une période déjà mouvementée et qu’une rapide vision téléologique conduit à une perspective d’avenir douloureuse. Pour autant, le fil narratif n’est pas dénué de légèreté et teinté d’espoir. L’un après l’autre, chacun raconte sa vie, son quotidien et, surtout, ancre le moment présent. La vérité se tient aujourd’hui, maintenant, à l’heure où elle s’écrit. Non sans humour – brillamment dosé, Krimstein met en lumière le souffle de vie et d’envie qui, souvent accolé aux jeunes générations, apparaît de façon limpide dans chacune de ces vies.

© Ken Krimstein, Christian Bourgois éditeur

Par un terrible hasard, le YIVO fixa la date de la remise du prix de son concours d’autobiographies au 1er septembre 1939. Ce même jour, l’armée allemand envahit la Pologne. Il n’y eut jamais de gagnant ; aucun jeune ne remporta les 150 złotys. Avec Vivre, Ken Krimstein redonne vie à six de ces destinées. La force de chacune est au diapason de la gravité et de l’ampleur du contexte dans lequel elles ont pris place. Résultat, un beau roman graphique qui offre un angle de vue riche et trépidant sur le moins connu mais véridique « avant ».

Vivre, Ken Krimstein, Christian Bourgois éditeur, 25 euros.

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