Avec son essai Naruto – les arcanes de Konoha, Pauline Croquet, journaliste au Monde retrace le succès de ce manga dans la France des années 2000.
Un jeune garçon tout d’orange vêtu, des cheveux blonds en pétard et l’air farceur. Il s’agit de Naruto, l’apprenti ninja dont les premières aventures ont vu le jour en 1999 de la plume du mangaka Masahi Kishimoto. Publié en France à partir de 2002 aux éditions Kana, la détermination de ce personnage à devenir le meilleur ninja de son village a rapidement conquis le cœur des lecteurs et lectrices hexagonaux. Pauline Croquet raconte comment ce succès est intrinsèquement lié aux codes de la décennie 2000-2010. Avec l’ère des premiers blogs et le début de communautés en ligne prêtes à tout pour défendre leur personnage préféré.
Ce faisant elle redonne dans son ouvrage toute sa place aux lectrices, souvent à l’origine de multiples fanfictions sur l’univers de Naruto et de forums pour décrypter l’histoire du manga. Souvent oubliées dans un espace numérique prompt à effacer les femmes, elles contribuent pourtant largement à la culture web française. Et la journaliste entreprend de nous le rappeler dans son essai. Rencontre.
A quel moment avez-vous décidé de raconter les dessous du succès de Naruto en France ?
Lors des 20 ans du manga Naruto, en 2022. J’ai un affect particulier avec ce manga que j’ai découvert étudiante et j’ai voulu écrire un article sur son succès d’un point de vue sociétal. Rapidement, j’ai été frappée de voir à quel point l’univers de ce manga restait très présent dans le quotidien des Français. Dans les habits, dans la rue ou dans la musique…C’est un objet passionnel pour eux, alors qu’il s’est achevé en 2016. Il laisse un vide, qui n’est toujours pas comblé malgré des succès comme le manga My Hero Academia (en cours depuis 2014). J’ai alors entamé ce projet d’en faire un ouvrage plus long. Notamment pour rencontrer les personnes qui continuent de faire vivre l’histoire de Naruto en ligne.
Comment expliquer que ce succès dure dans le temps ?
Le phénomène Naruto, on peut l’expliquer de pleins de façons différentes. Mais une chose est sure, il y a d’abord son histoire. Elle est universelle et elle n’a pas de prise dans le temps. C’est celle d’un jeune garçon qui veut trouver sa place dans une société qui le rejette, le village de Konoha. Pour s’affirmer, il va affronter les épreuves à sa façon et désobéir à certaines règles qu’on lui impose.
C’est une forme d’exutoire pour de nombreux pré-ados et adolescents qui se retrouvent dans ce récit initiatique. Avec Naruto en plus, ils ont accès à une galerie de personnages secondaire, tous plutôt bien développés et qui évoluent : Gaara du désert, Shikamaru pour ne citer que quelques exemples…Ils peuvent ainsi choisir à qui s’ identifier. Un peu comme pour la saga Harry Potter, le manga Naruto se transmet entre les générations.
Vous expliquez tout de même que le manga Naruto possède des défauts, notamment dans l’écriture des personnages féminins.
Il est certain que les femmes présentes dans Naruto sont le gros raté du manga. Il suffit de voir le personnage de Tsunade par exemple, c’est une ninja extrêmement forte et essentielle à l’histoire mais elle se jette des sorts pour éviter de vieillir et apparaît donc bien plus jeune qu’elle ne l’est réellement.
Masahi Kishimoto est plutôt conservateur : la majorité des personnages féminins de son histoire sont, en outre, cantonnées à des rôles de guérisseuses comme Sakura. Cette dernière est souvent moquée parce qu’elle ne vit que pour le personnage de Sasuke qui, lui, ne se préoccupe pas vraiment d’elle. Initialement d’ailleurs, il n’avait même pas vraiment pensé à inclure une jeune fille dans l’équipe de Naruto et Sasuke. C’est son éditeur qui le lui a conseillé et Sakura est donc, à l’origine, imaginée comme une adolescente stéréotypée et focalisée uniquement sur le grand amour qu’elle rêve de vivre.
Vous évoquez beaucoup le personnage de Sakura. Est-elle le symbole de cet échec à avoir de bons personnages féminins dans Naruto ?
C’est à nuancer parce qu’elle a une histoire, elle évolue et moi-même, j’ai un attachement pour elle ainsi que sa détermination. En fait, Sakura est un symbole du sexisme en ligne. C’est sans doute le personnage de fiction le plus cyberharcelé et elle témoigne d’une certaine misogynie intériorisée par les lecteurs. En effet, comme son auteur ne lui offre pas le meilleure destin dans la série, elle est devenue un bouc-émissaire. Je pense que si Sakura crispe autant les fans cela provient, aussi, de cette façon dont Internet l’a traité. Contrairement à un personnage comme Hinata (la future femme de Naruto), souvent citée en exemple parce que discrète et dévouée.
Pourtant, Sakura a aussi de très beaux moments dans la série. Typiquement, l’un de mes combat préférés du manga, c’est celui de Sakura et Chiyo contre Sasori.
Pourquoi Naruto génère de tels comportements en ligne ?
En effet, on associe souvent Naruto – et plus généralement les mangas – à une certaine toxicité du web. Tout simplement parce que quelques mecs problématiques arborent les personnages populaires en photo de profil. Et ils en détournent les symboles pour avoir des discours sexistes. Pourtant à l’origine, Naruto c’est une critique du harcèlement. Le héros est, au début de l’histoire, complètement mis au banc de son village. C’est un peu ironique de voir que ces mêmes hommes se servent de ce manga pour harceler à leur tour, tout en se posant en gardien de cette œuvre.
En vérité, on les entend beaucoup justement parce qu’ils ne parviennent pas à imposer leurs discours. Dans la réalité, Naruto appartient à une communauté très féminisée. Pendant trop longtemps, on s’est laissées croire que ces hommes là représentaient le lectorat de ce manga mais c’est faux. Naruto a été énormément discuté sur des skyblogs ou des sites comme Wattpad, Pinterest ou Tumblr. Il appartient en fait à des internautes aux origines sociales très diverses et à des genres différents.
Justement, vous tenez à montrer qu’à l’origine de ce succès il y a les lectrices, qui ont nourri cette culture web autour du manga. Comment y sont-elles parvenues ?
Les lectrices sont très critiques de l’œuvre et, surtout, elles ne sont pas absolutistes. Par exemple, elles ont entrepris de réécrire l’histoire de Naruto par les fanfictions ou les fanzines. Dans ces récits, elles posent sur certains personnages un female gaze absent du manga. Cela n’est pas pour rien si on a beaucoup de fanfictions sur un amour homosexuel entre Naruto et Sasuke. Une forme de « boyslove » (amour masculin) mais écrit avec un écrin féminin.
Si on prend Naruto que comme un produit à lire, on oublie cet aspect essentiel sur la façon dont le lectorat féminin s’est approprié ce manga et, plus généralement, les shonen (la catégorie de mangas destinés à un lectorat masculin, NDLR). La plus grosse part de contenus amateurs sur Naruto ou d’autres séries provient des femmes. Je peux citer par exemple la chaîne YouTube Philosophavie ou de Mademoiselle Soso, mais aussi des internautes comme Julia Popek, qui parle sur X (ex-Twitter) de mangas sous un prisme féminin – essentiellement de shojo, et de nombreuses tiktokeuses qui font, à leur tour, perdurer les discussions sur Naruto.
Qu’entendez-vous exactement par le fait que les lectrices se sont appropriées les mangas shonen ?
De façon générale, les lectrices sont beaucoup plus curieuses que les lecteurs. Elles composent au moins la moitié du lectorat de shonen alors que l’inverse n’est pas vrai pour les mangas shojo (destinés à un public féminin, NDLR). Une réalité que les éditeurs et les mangakas prennent en compte : dans le shonen My Hero Academia, en cours de publication depuis 2014, il y a beaucoup plus de personnages féminins qu’à l’époque de la parution de Naruto. Les auteurs ont Twitter désormais et lisent les retours des internautes sur leurs récits ou leurs personnages.
Vous pensez donc qu’un jour, on aura un shonen écrit par une femme et, pourquoi pas, avec une héroïne en personnage principal ?
Tant que le système éditorial japonais cible des catégories de lecteurs en fonction de leur genre, c’est compliqué. Toutefois, il est tout à fait possible que la représentation des personnages féminins dans ce genre de mangas évolue. En vérité, l’univers du shonen est déjà ouvert aux femmes. Certaines sont même des pontes de cette catégorie. A l’instar de Rumiko Takahashi l’autrice de Ranma 1/2 ou encore, Hiromu Arakawa l’autrice de Fullmetal Alchemist. Il y a Moto Hagio aussi, une très grande mangaka autrice de shojo mise à l’honneur au Festival de BD d’Angoulême cette année.
Pendant longtemps, les éditeurs français ne se sont pas forcément penchés sur ces œuvres écrites par des femmes. Le problème vient donc aussi de nous. En France, nous n’avons donc pas encore accès à toute la littérature manga pour vraiment en estimer les failles. Il faut continuer de traduire et visibiliser les autrices de mangas shonen pour combler nos lacunes. Il n’y a plus qu’à faire.
Naruto – Les arcanes de Konoha, de Pauline Croquet, éditions Pix’n Love, 24,90 euros.