La diffusion de The Curse, fruit de la collaboration entre Nathan Fielder et Benny Safdie, a rythmé ce début d’hiver. Protéiforme et sans précédent, il se passe quelque chose de grand, autant que de troublant, dans les dix épisodes de la série.
C’est « cringe », d’accord, mais c’est bien d’autres choses encore. Ce petit événement (de niche, tout de même) qu’a été cette série diffusée en France sur Paramount+ a déclenché un ensemble de critiques élogieuses, presque toutes reprenant ce terme de « cringe », emblématique du travail de Fielder, méconnu ici. « Cringe », entendre gênant, malaisant, amer comme une IPA ; avec ça et le logo A24 en début d’épisode, le tout s’annonce comme un nouvel objet arty et standardisé tel que la télévision étasunienne en produit à la chaîne. Il n’en est rien, et The Curse est peut-être une bénédiction.
Un couple de deux promoteur·ices immobilier·ères, sincèrement persuadé·es d’opérer une mission salutaire pour leur quartier au Nouveau-Mexique en revalorisant d’anciens taudis en maisons éco-responsables haut-de-gamme, fait réaliser une émission de télévision sur leur vie par Dougie (Benny Safdie). Dans le premier épisode, Asher (Nathan Fielder) donne un billet de 100 dollars à une fillette pauvre, pour la caméra, puis lui reprend aussitôt. Il s’excuse mais trop tard, l’enfant lui jette un sort, « a curse ». A partir de là, les vies d’Asher et Whitney (Emma Stone) vont se tordre de l’intérieur. Pendant dix épisodes,The Curse déploie des trésors de malaise et d’étrangeté, à la recherche éperdue de cette petite chose qui « cloche », ce petit « curse » au cœur de nos vies.
Au nom des pères
Fielder avance en posant très précisément la situation de ses personnages. Asher est un jeune homme, irrémédiablement mal dans sa peau. Lâche, sans humour, intéressé et sans estime de lui. En face, ou à côté, sa femme, Whitney, se hait d’être d’ascendance bourgeoise. Une ascendance particulièrement honteuse, puisque ses parents sont de riches et peu scrupuleux marchands de sommeil, filiation qu’elle souhaiterait à tout prix effacer mais dont elle dépend encore économiquement.
Elle s’affaire à réparer les crimes de ses parents biologiques en rénovant des maisons pour les rendre éco-responsable. Elle les couvre de miroirs, les rendant presque, mais pas tout à fait, invisibles. Mais elle s’affaire aussi à réparer les crimes de ses parents symboliques, entendre de sa classe, en soutenant la création artistique et les communautés natives-américaines. C’est le combat infini d’une bourgeoisie progressiste contre ses origines, son crime originel et, surtout, contre sa honte de jouir encore de ses privilèges.
Whitney et Asher, sincères dans leur démarche, convaincus d’être du côté du bien, se déplacent toujours sur un spectre allant du pathétique au cauchemardesque. Chacun à leur manière, sacrificielle pour elle, libidineuse pour lui, s’adonnent à la jouissance narcissique de la haine de soi, représentée ici avec une précision et une clarté rares.
Trinité
Entre eux deux, ou au dessus, Dougie ; personnage insaisissable, par delà bien et mal et, surtout, plus large que la fiction à laquelle il échappe à chaque épisode. Comme les autres, il raconte des histoires autour de lui mais c’est en définitive le seul qui ne semble pas dupe lui-même. Il est garant de la production des images en tant que réalisateur de l’émission du couple, et se déplace dans la série comme une créature démoniaque, omnisciente et ubique, multiple et insécable.
The Curse est intégralement organisée autour de cette trinité : Lui, Elle, Ça. En activant ces trois entités selon différentes configurations, Fielder fait jaillir sa fiction. Elle se déteste, il l’admire, ça les provoque, elle le méprise, il s’enfuit, ça les séduit.
Les acteur·ices Nathan Fielder et Emma Stone, à travers leurs rôles et le dispositif télévisuel inclus dans la fiction et incarné par Dougie, se représentent eux-mêmes avec un regard impitoyable pour les contradictions de leur position de stars hollywoodiennes bien intentionnées. Grâce à ce jeu, la série ramène quelque chose de la télévision-miroir, comme les maisons que fabrique Whitney ; elle regarde « nous autres », le public mondialisé des séries.
Who are you ?
C’est un autre paradoxe fécond deThe Curse. D’une part, elle assigne le spectateur en position de tiers-regard voyeur : des cadres larges, souvent obstrués, montrant des sujets lointains mais parfaitement audibles. Cette mise en scène de la surveillance rappelle celle abondamment commentée de La Zone d’intérêt, en ce moment au cinéma. Par un hasard du calendrier, ou de l’air du temps, la série se fait un envers ironique au film de Glazer, lequel met également le spectateur dans une position très inconfortable en montrant la vie ordinaire de nazis voisins d’Auschwitz. Les héros de The Curse, eux, ne parviennent plus à tenir à l’écart le pourtour meurtrier de leurs vies confortables.
D’autre part, cette position regardante ne met pas le spectateur à l’abri, ni hors de la fiction, mais l’y projette au contraire. Nul besoin d’être promoteur·ice immobilier·ère pour se reconnaître dans la masculinité chagrine d’Asher, dans la culpabilité des origines de Whitney, dans la guerre de classe qui se joue entre les deux, ni dans les réflexes racistes qui traversent ces deux personnages par ailleurs sincèrement progressistes. Fielder dresse un portrait chirurgical d’un certain esprit White savior, mais aussi, et c’est là qu’il est le plus désarmant, de la veulerie ordinaire.
La série réussit dans le même temps l’exploit de n’être jamais moralisatrice, mais documente un véritable malaise contemporain, quelque chose d’irréparable dans le fait d’être né quelque part. Aussi, peut-être surtout, d’inconciliable dans le fait de désirer que les choses changent tout en vendant des maisons, tout en se regardant dans le miroir, tout en regardant des séries.
The Curse est disponible en streaming sur MyCANAL.