La nuit chienne se situe entre l’appel à l’aide et le hurlement sauvage, entre la zone grise de la maternité et la female rage. Un post partum complètement halluciné qui dure, et dure… jusqu’à la transformation. Un véritable conte de la maternité moderne.
« Je crois que je me transforme en chienne, annonça-t-elle à son mari de retour après sa semaine en déplacement. Il pouffa de rire, elle non. » Pas de prénom pour l’héroïne. Elle est mère, femme, chienne : Nightbitch sera tout ce que l’on saura d’elle. Depuis la naissance de son enfant, quelque chose cloche. Une rage sous-jacente qui lui fait peur et qu’elle ne peut pas maîtriser. L’abandon de son travail d’artiste la frustre – elle ne peut plus, n’a plus le temps ni l’inspiration pour créer. Toute son existence se cristallise autour de son enfant. Son mari, toujours absent, apparaît comme un deuxième marmot à gérer. Le troisième est sa solitude.
Et quand elle sort pour tenter de reprendre le contrôle sur son rythme de vie, elle croise les autres mamans, les gentilles et parfaites mamans modèles qui ont le temps d’aller au yoga et de vendre des gélules aux plantes suspectes.
What a bitch
La modification corporelle arrive. Au début, elle a l’impression de la rêver. Des plaques de poils apparaissent, elle a des rêveries hallucinées, avale des kilos de viande crue avec avidité, mange à même l’assiette et aboie tendrement sur son fils. À la lecture de ces métamorphoses, il est difficile de savoir exactement si elles ont vraiment lieu, ou si tout se joue dans le subconscient de la narratrice. Au fur et à mesure de l’intrigue, on comprend certaines choses, mais Rachel Yoder, l’autrice, reste suffisamment vague et allégorique pour que la décision finale revienne au lecteur.
Un jour, Nightbitch se rend à la bibliothèque. Elle tombe sur un livre étrange, A field guide to magical women, dans lequel une autrice inconnue, Wanda White, qui se présente comme chercheuse, s’intéresse à « l’expérience de la maternité et la façon dont celle-ci vient compliquer, intensifier ou nier la féminité ». La narratrice plonge dans ce livre qui documente l’existence de femmes mi-humaines mi-animales, et tente désespérément d’entrer en contact avec son autrice : elle cherche des réponses à son état.
« Bitch avait une tonalité particulière, comme d’une chose inéluctable, une condamnation, toutes choses que fucker ou asshole que salaud ou enculé, n’évoquaient pas pour un homme. Bitch, chienne, salope : simple, cinglant, définitif. »
Rachel Yoder, La nuit chienne
La narratrice est caractérisée par une soif de violence et d’impunité : pouvoir faire ce qu’elle veut où elle veut sans devoir se préoccuper des regards externes, quitte à susciter étonnement voire dégoût. Et si au début elle tente de résister à cette nouvelle nature, elle finit par lâcher prise. Elle devient un animal sauvage. Et reconnecte de cette manière avec sa maternité, avec la nouvelle personne qu’elle est inévitablement devenue depuis l’arrivée de son enfant.
Rage féminine
Que doit devenir une femme quand elle devient mère ? La dépression post-partum est une pathologie connue des médecins. Parfois les femmes accouchent et ne se sentent pas mères ; elles sont terrifiées par leur enfant, n’arrivent pas à l’aimer. Elles se sentent étrangères dans leur propre corps. Elles se sentent seules dans ce qui peut être une épreuve, quand l’enfant refuse de dormir seul, de porter un pantalon ou de manger autre chose que des aliments jaunes.
« Non tout n’allait pas bien. C’est ce qu’elle avait essayé de faire savoir, cette fameuse nuit, quand elle s’était réveillée fulminante de colère, rage qui ne l’avait, depuis, jamais quittée. »
Rachel Yoder, La nuit chienne
Le post partum de la narratrice est invivable, son instinct maternel ne suffit pas, son enfant est ingérable, son compagnon absent. Elle est épuisée. Et elle n’a pas d’autre modèle que les autres mères de sa communauté : parfaites en apparence, jusqu’à ce que la lucidité donnée par sa transformation en Nightbitch lui permette de voir les craquelures dans le vernis.
Il y a quelque chose du Règne Animal dans ce livre, une même angoisse du changement à la fois incompréhensible et inéluctable finalement accepté. La nuit chienne puise sa force dans la description d’une métamorphose anarchique, sans logique ni douceur, qui bouscule autant la narratrice que son entourage. La métamorphose n’est pas le fruit de la maternité, mais arrive en réaction à la nouvelle identité de Nightbitch. Mais on aimerait presque un peu plus d’horreur, que le roman embrasse plus les possibilités que l’animalité peut amener.
Le genre du body horror est sur le devant de la scène de la littérature contemporaine, et souvent ses autrices (Ottessa Moshfegh avec Lapvona ou Lin Ling Huang avec Natural Beauty) assument une bascule morale qui manque peut être chez Rachel Yoder. La fin du roman, qui voit réconciliés l’art, la maternité et l’identité de la narratrice laisse légèrement dubitatif, avec le sentiment que le dénouement arrive trop soudainement et laisse trop de parts d’ombre – mais finalement est-ce vraiment possible de rationaliser une transformation si personnelle ?
La nuit chienne de Rachel Yoder paru le 3 janvier 2024 aux éditions Flammarion, 22,90 euros.