CINÉMAFilm Culte

LE FILM CULTE – « Jour de colère » : Austérité sensuelle

Jour de colère (1943) - CarL T. Dreyer © PALLADIUM
Jour de colère (1943) - CarL T. Dreyer © PALLADIUM

Chaque mois, un·e rédacteur·ice vous propose de revenir sur un film qu’iel considère comme culte. Classique panthéonisé ou obscure pépite disparue des circuits traditionnels de diffusion, le film culte est avant tout un film charnière dans le parcours cinéphile de chacun·e. Retour sur le vieux continent avec Jour de Colère de Dreyer, après l’excellent Heat de Michael Mann.

Anne (Lisbeth Movin) est l’épouse du pasteur Absalon (Thorkild Roose), de près de 50 ans son aîné. Sa vie est frugale et austère, avec notamment sa belle-mère, Merete (Sigrid Neiiendam), totalement dévouée à son fils. Quand Martin (Preben Lerdorff), fruit d’une première union du pasteur, revient auprès de son père, il est troublé par Anne, qui semble différente. Jour de colère est une ode à la réappropriation de sa biographie dans un milieu patriarcal.

Désir ou amour, tu le sauras un jour

Carl Theodor Dreyer est reconnu pour la sécheresse de sa mise en scène. Les acteur·ices ont une gestuelle lente, presque majestueuse. Les plans rapprochés, cadrés sur le visage pendant plusieurs secondes, s’imposent aux spectateurs. La hardiesse de la forme du réalisateur danois constitue un manifeste artistique repris par Lars von Trier ou Béla Tarr. Jour de Colère ne fait pas exception. Le film débute par un carton. Sur la mélodie grégorienne du Dies Irae et sa transcription dans un modèle d’écriture du moyen-âge, le poème, traduit en danois, défile en écriture gothique.

L’incipit peut paraître sentencieux. Cette gravité permet paradoxalement de conférer à l’histoire d’amour entre Anne et Martin une légèreté et une grâce, comme une échappatoire offerte aux spectateurs. Chez Dreyer, lenteur rime avec langueur. L’étirement des séquences permet d’augmenter la tension, que ce soit sur le plan scénaristique ou scénographique comme lorsque Marte (Anna Svierkier) se cache chez les Absalon.

Jour de colère (1943) – Carl Theodor Dreyer © PALLADIUM

Marte est une sorcière, pourchassée par les villageois pour ses activités. Elle vient trouver Anne, et la supplie de la cacher. Celle-ci, après de nombreuses hésitations, accepte de la cacher au grenier. Les villageois finissent par la capturer. Cet enjeu dramatique qui constitue lélément fondateur de la transformation d’Anne est capital. Un réalisateur hollywoodien comme Raoul Walsh aurait expédié les séquences en deux minutes bien rythmées. Dreyer repousse la capture de Marte, renforce le caractère inéluctable de sa perte. Et surtout pour marquer Anne, à qui est révélé que sa mère était une sorcière, qu’Absalon a sauvée pour s’accaparer Anne.

Jésus accepte la souffrance

Dreyer vient du cinéma muet. Son film le plus célèbre reste La passion de Jeanne d’Arc (1928). Il tient ses influences auprès des œuvres de Victor Sjöström ou David W. Griffith. Les inspirations sont moins prégnantes dans Jour de Colère. Malgré cela, les scènes champêtres entre Anne et Martin ne seraient pas reniées par Borzage ou Murnau. La texture de l’herbe, le flux du fleuve sur lequel ils mènent leur barque est terriblement sensuelle. L’écoulement paisible de l’eau aspire à l’oisiveté et donc à l’envie. Par ailleurs, Dreyer s’amuse régulièrement avec les ombres projetées.

Dans Vampyr (1932), la suggestion par les ombres rentrait dans les codes du film d’épouvante. Ici, le costume d’Absalon avec un col en entonnoir blanc et sa robe longue est déjà une ombre en elle-même. La noirceur spectrale projetée sur le mur immaculé contraste, en une image, avec la piété affichée des pasteurs d’un côté, et la torture que subit Marte. Sur le plan de la mise en scène, ces maniérismes affranchissent Jour de colère d’une austérité trop importante. Le classicisme cède au baroque.

Persona (1966) – Ingmar Bergman © ARTISTES ASSOCIES

Enfin, le motif récurrent chez Dreyer reste le visage féminin. Ces gros plans ne pardonnent rien mais acceptent tout. Et ils sont souvent mésestimés par leurs interprètes. Ingmar Bergman est indubitablement le disciple de Dreyer sur ce plan. Ingrid Bergman détestait l’image qu’elle renvoyait dans Sonate d’Automne (1978). Un point de discorde entre les deux homonymes est la manière de filmer avec le cadrage si rapproché que l’on peut distinguer chaque imperfection. Lisbeth Movin est plus à distance de la caméra. Néanmoins, par la lumière et les lignes de fuites, son visage est toujours au centre de l’action.

Lever le voile

Le Dies Irae est un poème de mort, plus précisément apocalyptique. Étymologiquement, l’apocalypse se rapproche du concept de révélation, de libération. Selon le dogme chrétien, le jugement dernier rime avec une redécouverte des Péchés du monde. Le tour de force de Carl T. Dreyer réside dans la conjugaison de la révélation d’Anne qui, symboliquement, cède à la connaissance et sa résistance farouche face à l’institution : la société patriarcale représentée par le concile de pasteurs. Dans Jour de colère, la scène finale est l’apothéose et la coda. Grâce au jeu de Lisbeth Movin, Anne se transforme par degré pour changer de nature. Ici, la métamorphose n’est perçue comme monstrueuse que par les personnages.

Quand Martin abandonne Anne face aux accusations de sorcellerie, elle ne recule pas. Anne est suffisamment libre pour choisir la mort à la sujétion. Elle a enfin compris ce pourquoi se battait Marthe. La révélation finale montre Anne dans sa splendeur, mais s’impose aussi à elle-même par la compréhension du monde masculin qui l’entoure et l’étouffe. Lisbeth Movin met l’accent sur les expressions de son visage. Au sein de l’univers guindé et univoque, les variations de mimiques lui permettent d’attirer l’attention du spectateur qui devient plus attentif à son évolution.

Pauvres Créatures (2024) – Yórgos Lánthimos © Searchlight Pictures

Candide ou l’optimisme

Jour de colère est donc à la fois œuvre d’apprentissage et d’affirmation. Peut-on d’ailleurs voir dans Pauvres Créatures (2024) de Yórgos Lánthimos une forme de relecture du chef d’oeuvre danois ? Le réalisateur grec préfère le voyage physique, pour surligner le changement psychique de Bella (Emma Stone). L’exubérance du film par l’esthétique steampunk , associée à une colorimétrie quasi-technicolore sur certains segments, tranche réellement avec le noir et blanc 1,33:1 du Dreyer. Mais philosophiquement, les deux protagonistes ont le même parcours. À différents degrés certes, mais cette reconquête du soi, passe par la reconnaissance de son corps. Non pas par l’aval et le changement sociétal direct, mais par son propre regard. Les personnages changent leur point de vue vis-à-vie d’Anne ou de Bella et non l’inverse.

La fin des deux films diverge. Dans Pauvre Créatures, la table est renversée. La conclusion, tout en restant ambiguë, entérine l’évolution et la nouvelle identité de Bella. Quant à Anne, sa métamorphose dans sa dernière forme, libre et indépendante est synonyme de mort car elle ne peut se réaliser que devant les prêtres pour exister. La teinte optimiste sonore et grinçante du Lánthimos jure avec la fatalité de Dreyer.

Jour de colère est probablement le film le plus accessible de son auteur, sans perdre les aspérités de son art. Anne est avec Gertrud (Gertrud, 1964), l’un des plus beau personnages de son auteur. Elle incarne la résistance, surtout l’intérêt de ne pas se résigner et la joie de payer le prix fort.

Jour de colère (1943) – Carl Theodor Dreyer © PALLADIUM

You may also like

More in CINÉMA