LITTÉRATURE

« Ceux qui appartiennent au jour » – Conte à rebours

Emma Doude van Troostwijk © Mathieu Zazzo

Au sein d’un presbytère, la fille d’une famille de pasteurs néerlandais cherche à retenir ce qui se délite devant ses yeux. Ceux qui appartiennent au jour, premier roman d’Emma Doude van Troostwijk, est un récit qui galope après le passé.

Comme on bat la mesure pour ne pas perdre le tempo en jouant sa partition, la narratrice – dans cette famille où l’amnésie menace de tout recouvrir – résiste comme elle peut en récoltant les souvenirs. Dès les premières pages, la metteuse en scène et autrice, Emma Doude van Troostwijk déploie la touffeur singulière d’une paroisse protestante où l’on perd la foi avec la même évidence que la mémoire.

Dans cette famille, on est pasteur de génération en génération. La narratrice revient dans la demeure familiale à l’occasion de la consécration de son frère, Nicolaas. Elle raconte le quotidien retrouvé avec Opa et Oma (ses grands-parents), ses parents et son frère. Cependant, si la connivence avec ce dernier se révèle fondatrice et sincère, une inquiétante étrangeté flotte dans l’air. Les corps y sont souvent épuisés, les non-dits planent mais ne se révèlent jamais et toutes échappées semblent vouées à être avortées.

La porte de la salle de bains est entrouverte. La lumière est dessinée par une vapeur dense qui colle aux yeux. Les carreaux blancs et noirs sur lesquels j’ai joué petite sont recouverts d’une pellicule d’eau qui glisse jusqu’à l’entrée. La baignoire est une cascade. Je m’avance. Les chaussettes se mouillent sous mes pieds. Mes lunettes se couvrent de buée. Papa ? L’humidité se dépose sur mes vêtements. Papa ?

Ceux qui appartiennent au jour, Emma Doude van Troostwijk

Écrire pour (re)tenir

Ce qu’il y a de saisissant dans ce roman, c’est bien la capacité de l’autrice à mettre des mots sur la perte. Dans ce foyer où l’heure retentit avec une implacable régularité – glas des cloches et son des horloges – la temporalité est pourtant complètement détraquée. Le père et le grand-père commencent à sérieusement perdre la mémoire. La narration fait des bonds dans le temps en brouillant toutes les pistes. Aussi, de retour dans sa maison d’enfance, la narratrice cherche par tous les moyens à recoller les morceaux. Elle montre des cassettes VHS à son père sur le poste téléviseur, joue au puzzle avec son grand-père, propose même des parties de Memory. En chemin, l’autrice évoque la théorie de la réminiscence de Platon et le beau roman, Avant que j’oublie, d’Anne Pauly paru en 2019 comme de possibles boussoles à ce mouvement de dérive.

Le choix d’Emma Doude van Troostwijk d’une écriture synesthésique renforce l’effet d’immersion. Elle fait résonner Chopin, Mendelssohn, Jacques Brel. Elle décortique les lieux, les objets, la nourriture (« coquillettes, jambon, ketchup engloutis à la cuillère collante du repas de la veille »), les tissus, les lumières, les corps («  la peau pendante de son cou qui rougit, transpercée par le faible soleil du mois de mars  »), les mouvements (des tasses de café se remplissent, des cigarettes se roulent, des serrures s’ouvrent). Jamais, elle ne prétend accéder à la psyché de ses personnages. Elle peint, dans des phrases courtes et concises, leurs actions. Elle dit la vie religieuse pratiquante bien qu’apparemment désertée par la croyance. On étudie la Bible, regarde des Walt Disney, prépare des cultes et des petits-déjeuners, prie et scrolle sur son smartphone comme tout le monde. 

Récit d’une urgence insituable, Ceux qui appartiennent au jour cherche à remonter le temps en s’accrochant à l’unique croyance qui tienne encore, la «  puissance des histoires  ». 

Ceux qui appartiennent au jour d’Emma Doude van Troostwijk, Edition de Minuit, 17euros.

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