Comme chaque année, la rédaction littérature de Maze vous propose une liste, forcément subjective et irrémédiablement non-exhaustive, des grands ouvrages qui ont marqué l’année 2023. Morceaux choisis.
Des femmes, et de la tendresse ! Tandis que le monde autour de nous nous renvoie sans cesse à son hostilité, que les combats pour les droits des femmes sont menacés par les sphères réactionnaires, ce sont leurs voix et leurs voies qui ont marqué l’année littéraire de la rédaction de Maze. Ce sont parfois de nouvelles plumes, comme celle de Neige Sinno qui a renversé la rentrée littéraire. Ou des écrivaines chevronnées comme Agnès Desarthe et Sophie Fontanel, qui questionnent toutes deux, dans des textes diamétralement opposés mais tout aussi beaux, nos vieillissements. Parfois, ce sont des femmes entrées dans l’histoire littéraire, comme les grandes Mary Shelley et Virginia Woolf, narrées sous la plume des non moins grandes Anne Eekhout et Laura Ulonati. Nous espérons que vous prendrez grand plaisir à (re)découvrir ces beaux textes qui ont fait 2023. Et que l’année 2024 qui arrive sera ponctuée, comme celle qui la précède, de joies et de littérature.
Triste tigre de Neige Sinno
Sans conteste le livre le plus marquant de l’année 2023. Encore anonyme il y a quelques mois, l’autrice et traductrice Neige Sinno a fait trembler le monde des lettres avec ce récit sur l’inceste qu’elle a subi enfant. Pas tout à fait témoignage, mais pas vraiment essai, Triste tigre a rendu inopérant le concept de genre littéraire. Son texte, qui met le doute au coeur de tout – en opposition aux certitudes de son incesteur d’être du côté du bien – avance à taton dans un espace littéraire trouble. Triste tigre est un livre trouble, aussi trouble que le sont les hommes, qui se croient civilisés mais pratiquent chaque jour les plus terrible des violences. Mettre des mots sur des hypocrisies grandes comme la société, c’est déjà un peu faire la révolution.
Triste tigre de Neige Sinno, éditions POL, 20 euros.
Emma Poesy
Double V de Laura Ulonati
Double V comme Virginia Woolf. Pour une fois, l’autre V n’est pas celui de son amante, Vita Sackville-West. La liaison entre les deux femmes, à l’origine du roman Orlando, point d’orgue de l’oeuvre de Woolf, a déjà longuement défrayé la chronique. Ici, le deuxième V est celui de Vanessa, Vanessa Bell, soeur cadette de l’autrice-star. Plasticienne sans tout à fait être un génie, femme rapidement mariée et prisonnière de son foyer, Vanessa grandit à l’ombre de sa soeur adorée dont elle sera proche toute sa vie jusqu’à son décès. C’est à cette illustre inconnue de la littérature britannique et à la relation passionnée qu’elle entretient toute sa vie avec son génie de soeur que Laura Ulonati rend hommage. Si le propos est audacieux, c’est la prose envoûtante de ce roman qui marque les esprits. La romancière construit ce roman d’apprentissage comme une poésie, au coeur duquel la langue, sublime, occupe une place tout à fait singulièrement. Comme un long chant d’amour – l’amour d’une soeur, l’amour des mots.
Double V de Laura Ulonati, éditions Actes Sud, 20 euros.
Emma Poesy
La famille de Naomi Kruptisky
La digne héritière d’Elena Ferrante. Avec La Famille, la primo-romancière Naomi Kruptisky s’inscrit dans le sillon de l’autrice italienne dont la saga L’Amie prodigieuse a passionné à travers le monde entier. Dans ce texte qui conte la trajectoire de deux amies, d’origine italiennes elle aussi, Naomi Kruptisky fait la fresque d’une amitié spéciale, unique, une amitié charnelle qui dure pour la vie. C’est l’amitié que partagent Sofia et Antonia, benjamines de deux familles mafieuses new-yorkaises. Femmes dans ce monde d’homme, les jeunes filles grandissent dans l’ombre de leurs pères – parrain puissant pour l’une, assassiné par la mafia pour l’autre – et cherchent leur place dans le monde. Si le final de cette histoire de gangster est un peu hollywoodien, on pardonne volontiers à son autrice et à son écriture très imagée, qui offrent de belles heures de lectures en compagnies de ses deux héroïnes qui nous marquent longtemps.
La Famille de Naomi Krupitsky, éditions Gallimard, 24 euros.
Emma Poesy
Le Château des Rentiers d’Agnès Desarthe
C’est un texte un peu hétéroclite, dont on a bien du mal à définir l’intrigue. À l’approche de ses vieux jours, la romancière Agnès Desarthe se retourne sur ce qu’a été sa vie et imagine déjà sa fin. Elle se souvient les grands-pères, immigrés juifs installés dans la rue du Château des Rentiers. Un nom bien pompeux pour désigner cette rue du 13e arrondissement, où la jeune fille grandit dans un milieu relativement modeste. En parallèle de ses souvenirs de jeune fille juive, Agnès Desarthe consulte ses amis. Elle aimerait construire une maison de retraite dans laquelle on ne laisserait pas mourir les vieux. Vieillir dans un bel endroit, avec des amis. Elle interroge aussi des vieux, plus ou moins vieux d’ailleurs, sur leurs regrets, leurs projets, ce qu’ils aiment et ce qu’ils n’aiment plus. Le texte est un fourre-tout, comme l’était l’appartement des grands-parents. Un fourre-tout dans lequel on se plaît. Une chronique douce-amère sur le temps qui passe, ce texte personnel et plein de douceur nous accompagne longtemps.
Le Château des Rentiers, éditions de l’Olivier, 19,50 euros.
Emma Poesy
Pour qui je me prends de Lori Saint-Martin
C’est l’histoire d’une renaissance. Lori Saint-Martin, avant son décès en 2022, s’était installée à Montréal, elle parlait français si bien qu’on la pensait française. Pourtant, l’interprète de formation est née sous un autre nom. Farnham. Elle est née aussi sous une autre langue. L’anglais. Jeune fille à Kitchener, une province canadienne anglo-saxonne, elle rêve d’évasion. Petite transfuge de classe avant la lettre, Lori Saint-Martin raconte sa honte, sa honte d’avoir honte, la réconciliation avec la famille qui lui faisait honte. Petite particularité qui fait le sel de cette autobiographie : Lori ne s’en sort pas seulement grâce à l’école, elle s’en sort grâce à l’apprentissage du français. Véritable planche de salut, c’est son apprentissage des langues qui la sauve de sa condition sociale. C’est cette passion insolite, cet amour d’une langue nouvelle, étrangère, de ce qu’elle grave dans son esprit et sa manière de voir le monde que la narratrice nous raconte. Un texte passionné et passionnant sur ce que peuvent les mots et la langue, sur ce qu’ils nous font.
Pour qui je me prends de Lori Saint-Martin, éditions de l’Olivier, 17 euros.
Emma Poesy
Nevada d’Imogen Binnie
Maria est névrosée, certes, mais pas plus que n’importe qui. Elle est névrosée comme n’importe quelle presque trentenaire new-yorkaise, prise en étau entre une relation de couple qui bat de l’aile et une vie lancée à mille à l’heure dans une ville en cours de gentrification. Bref, Maria est névrosée, mais pas parce qu’elle est trans. En fait, elle aimerait pouvoir oublier cinq minutes le fait d’être trans : devoir se raser le matin, avoir peur que son matos ne se voit si elle porte des jupes, sa piqûre tous les quinze jours. Un jour, ça ne va plus avec sa copine, Steph, alors Maria lui emprunte (vole) sa voiture et s’élance à travers les États-Unis. Premier roman culte de la littérature trans américaine, chaque page de Nevada est un régal. Si l’autrice n’essaie pas de parler au grand public – ras le bol de cette littérature autobiographique trans visant à rassurer les cisgenres -, elle dresse le portrait génial et drolatique d’une jeune femme bien de son temps. Ou comment le récit de soi touche du doigt l’universel.
Nevada d’Imogen Binnie, éditions Gallimard, 23 euros.
Emma Poesy
l’amour de François Bégaudeau
C’est une histoire simple et sans aspérités. Jeanne est une jeune fille et avec sa mère, elle fait des ménages dans le gymnase où Pietro joue au basket. Elle est amoureuse. Lorsqu’elle travaille à l’hôtel, plus tard, son amant imaginaire loue chaque semaine une chambre pour coucher avec la femme du vétérinaire. Un jour qu’elle promène le chien avec Jacques, qui fait les travaux dans l’hôtel, il l’embrasse. C’est simple comme tout, ce n’était pas prévu. Ils emménagent ensemble, deviennent Jeanne et Jacques Moreau, les Moreau qu’on les appelle. Grandissent et vieillissent ensemble dans les pays de la Loire dans les années soixante-dix, ne s’entendent pas parfaitement mais ne se déchirent pas vraiment non plus. Juste la vie. C’est beau, simplement beau.
l’amour de François Bégaudeau, éditions Gallimard, 14,50 euros.
Emma Poesy
Impossibles adieux de Han Kang
Récompensé du Prix Médicis étranger cette année, Impossibles adieux de Han Kang est une plongée dans la mémoire. Alors que la narratrice, Gyeongha, est prête à mettre fin à ses jours, elle se voit confier par hasard une mission étrange. Il faut qu’elle nourrisse l’oiseau d’une amie hospitalisée en urgence à Séoul. Gyeongha prend le premier avion pour l’île de Jeju où se trouve l’oiseau, quand survient une tempête de neige. Elle va alors être confrontée malgré elle au douloureux passé de l’île et à celui de son amie. Véritable défi esthétique et politique, Impossibles adieux nimbe d’une impression cotonneuse, entre rêve et réalité. Un grand roman.
Anaïs Dinarque
Mary de Anne Eekhout
Avant de devenir Mary Shelley, celle à qui l’incontournable Frankenstein est à jamais associé, Mary était une Wollstonecraft Godwin. Dans cette biographie fictive – un genre en pleine floraison ces dernières années – Anne Eekhout confronte les deux Mary, l’adolescente et la femme mariée, mère d’un enfant. L’autrice montre comment la vie de la première en Ecosse (à Dundee, terres de sorcières) a nourri l’imagination fertile de la seconde. Elle mêle surtout des éléments fantastiques dans son récit pour rendre hommage à celle qui a été pionnière d’un genre phare au 19ème siècle : le fantastique et l’horreur. Elle développe enfin les premiers émois amoureux de Mary pour Isabelle, eux aussi associés au fantastique…
Mary de Anne Eekhout, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, éditions Gallimard, 24€
Anaïs Dinarque
Je souhaite seulement que tu fasses quelque chose de Hollie Mcnish
Le titre de ce livre est déjà une promesse. Hollie Mcnish, poétesse et slammeuse, propose un recueil de textes qui abordent aussi bien les céréales du matin que la masturbation, l’angoisse que les grand-mères, l’inégalité sociale que la parentalité. Poétique du trivial, Je souhaite seulement que tu fasses quelque chose de toi est un ouvrage follement lucide mais aussi extrêmement drôle et émouvant. Un livre qui a quelque chose du reviens-y.
Marie Viguier
Admirable de Sophie Fontanel
Imaginez qu’il ne reste plus qu’une seule personne ridée sur Terre. C’est l’histoire d’Admirable, un roman sagace, écrit par Sophie Fontanel. Admira est une vieille femme qui vit seule et heureuse. Elle est la dernière à ne pas avoir encore pris ce nouveau traitement, le Mondoror, accessible à tous – car économiquement abordable – qui permet de garder une éternelle apparente jeunesse. Ce conte, qui se lit avec délectation, interroge notre peur du vieillissement et notre obsession d’une certaine beauté. Admirable nous rappelle combien la pensée toujours ancrée de Sophie Fontanel possède quelque chose de singulier et de sensible dans sa manière d’aborder des sujets éminemment contemporains.
Admirable de Sophie Fontanel, éditions Seghers, 2O euros.
Marie Viguier
Dès que sa bouche fut pleine de Juliette Oury
La fable que déploie Juliette Oury repose sur un principe simple : imaginer une société où nos rapports à la nourriture et au sexe sont inversés. Au-delà de la jubilation de découvrir les implications loufoques d’un tel renversement, la prose précise et sensible de l’autrice offre une véritable exploration de la matérialité du corps et des sensations de son héroïne. Drôle, glaçant et parfois finement érotique ; il n’y a pas eu deux romans comme celui-ci cette année.
Dès que sa bouche fut pleine, Juliette Oury, Flammarion, 19€.
Enzo Hanart