Dans son livre documentaire Et l’amour aussi, la photographe Marie Docher fait le portrait de 50 lesbiennes vivant en France, dix ans après le mariage pour tous.
Photographe et réalisatrice, Marie Docher s’intéresse aux enjeux de la représentation depuis de nombreuses années. Faite chevaleresse des Arts et des Lettres en 2022, elle remporte l’année suivante la Grande Commande Photographique du ministère de la Culture en collaboration avec la BNF. Ce travail photographique donnera naissance à son livre Et l’amour aussi. Dans cet ouvrage qui allie photographies et courts entretiens avec ses modèles, l’artiste tente de créer de nouvelles représentations lesbiennes dix ans après le mariage pour tous. À chaque portrait, les femmes interrogées reviennent avec émotion sur ce moment difficile et ce qu’il a changé dans leur vie.
Dans la note que vous écrivez au début du livre, vous expliquez que ce projet est né de discussions avec vos proches. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Ces discussions ont eu lieu au moment où il y avait l’appel à candidature de la BNF [pour la Grande commande photographique du ministère de la Culture]. Pendant que je sollicite des gens pour qu’ils participent à ce projet, j’échange beaucoup avec mes proches, notamment sur les lieux de rencontre. Être lesbienne, ça pose la question de comment se rencontrer, de l’âge et de pleins d’autres choses. Un jour, je parlais avec une fille, on parlait d’amour et on avait des discussions autour des lieux de convivialité pour les lesbiennes. C’est comme ça que le projet est né.
C’est après avoir remporté l’appel à candidature que l’idée d’un livre a germé. Comment avez-vous vécu ce moment ?
Quand j’ai eu la commande du livre, j’étais galvanisée, rien ne pouvait m’arrêter. Je sentais qu’il y avait une nécessité et une urgence à faire ce travail. Ça s’est fait avec beaucoup de joie. A chaque fois, il y a eu de l’émotion, il y avait quelque chose d’évident. Et ça a duré neuf mois. Je savais que c’était un truc important qu’on avait fait là parce que toutes les lesbiennes que je rencontrais disaient qu’elles se dépassaient, elles travaillaient leur peur d’être là et c’était quelque chose de génial !
Vous tirez le portrait de cinquante lesbiennes très différentes les unes des autres. Pourquoi en avoir fait autant ?
Je voulais montrer la grande diversité des lesbiennes et je crois que ce livre y parvient bien. Il y a dix ans, au moment des débats sur le mariage pour tous, on a été catégorisées dans un truc qu’on appelait la communauté LGBT, un truc assez vague qui permettait de nous attaquer. On était décrites comme un groupe très homogène. Or, nous ne sommes pas du tout un groupe homogène. Les réalités des lesbiennes sont variables partout.
En parlant de mariage pour tous, Anne Pauly explique dans la Préface du livre que ces entretiens étaient un moyen d’aller demander aux lesbiennes comment elles se sentaient dix ans après…
Le mariage pour tous a été un moment extrêmement difficile à vivre pour moi. Quand on vivait à Paris, c’était un moment encore plus violent, il y avait des grosses manifs. Et forcément le mariage a changé les choses. Il y a dix ans on ne parlait pas d’amour, alors que c’était le moteur de cette loi.
Ce qui manque toujours aux lesbiennes, c’est un accès à nos histoires et ce qui s’est passé en 2013 fait partie de notre histoire. Le fait d’en parler entre nous, ça crée un lien de confiance, de proximité. Il fallait réparer la violence qui avait été faite. Pour moi, et en tant que photographe, il y avait quelque chose de l’ordre de la consolation. Il y avait chez chacune cette conscience qu’on ne pourrait pas nous refaire la même chose. Si on avait eu accès à notre histoire, je crois qu’on aurait été plus équipées il y a dix ans pour faire face à ce qui est arrivé. Aujourd’hui, si la même chose se passait, on sortirait du bois.
Avec ce livre, vous souhaitez créer de nouvelles représentations des lesbiennes. Lorsque vous étiez jeune, les représentations avaient-elles un rôle important dans votre vie ?
Comme la plupart des femmes de ma génération, j’ai grandi avec aucune représentation, sans même savoir les mots, sans rien. Quand on a pas de représentation, on est obligé de se construire avec des choses qui ne nous correspondent absolument pas et ça, c’est très complexe. Encore aujourd’hui, il y en a plus mais ça pourrait être bien mieux !
Et puis, en plus du manque de représentation, il y a une mauvaise représentation notamment au cinéma. Pendant longtemps, ce sont des mecs qui étaient chargés de nous représenter donc c’était affreux et quand ça a été des femmes hétérosexuelles, ça n’a pas été forcément beaucoup mieux. C’est pour cela que je ne voulais pas être seule à décider de la représentation. Quand je faisais les portraits de ces femmes, il n’y avait pas de mise en scène, elles choisissaient où elles allaient être prises en photo. C’était important qu’elles soient heureuses de leur représentation.
Qu’est-ce ça changeait pour vous qu’elles choisissent le lieu où elles allaient être photographiées ?
La photographie c’est une pratique qui relève beaucoup de la chasse, ne serait-ce que dans le vocabulaire. Il y a très souvent une pratique dominante et là j’ai travaillé une autre pratique. J’avais envie de co-construire, que chacune soit bien consciente de ce qu’elle faisait.
A la sortie du livre, quels ont été les premiers retours ?
Evidemment, les premiers retours sont venus des lesbiennes parce qu’elles attendaient ce livre depuis longtemps. Depuis le lancement et lorsque je vais en librairie, je vois aussi qu’il y a beaucoup de jeunes. Régulièrement, ils me disent que ça leur fait du bien de voir des vieilles lesbiennes et ça c’est vraiment important. Bien sûr, ces dernières années les choses ont évolué mais il ne faut pas que les jeunes oublient qu’il suffit d’un changement de régime pour que nos droits disparaissent, regardez l’Italie ! Il faut connaître notre histoire pour avancer et ce livre fait partie de notre histoire.
Et les hétéros dans tout ça ?
J’ai eu la chance d’exposer mon travail avant que mon livre soit publié. Les hétéros venaient me voir en me disant « on a jamais vu ça en fait, on ne savait pas, on n’imaginait pas ». Un des objectifs, c’était que les lesbiennes se sentent bien représentées dans un livre, mais aussi qu’elles soient connues. Plus on est connues, moins on est violent avec nous. C’est aussi important que les hétéros comprennent que l’on n’est pas juste lesbiennes. Nous sommes des êtres humains engagés dans des luttes autres que lesbiennes. En tout cas, je pense que c’est un livre qui va durer, qui va circuler et qui servira de base à pas mal de discussions. De toute façon, en France, il n’y en a pas d’autres comme ça.
Et l’amour aussi, un livre de Marie Docher, éditions La Déferlante, 25 euros.