« Retourner à l’origine et s’en émanciper », voilà le mot d’ordre du troisième album de Charles-Baptiste, Grand enfant. Un disque aux allures de lettre ouverte, à la famille, aux ami·es, aux amours. Terriblement touchant.
Il a commencé pianiste, le voici maintenant installé dans le paysage de la chanson française. Charles-Baptiste est de retour trois ans après son dernier album avec Grand enfant, un opus qui explore les liens et les relations aux autres. Sorti le 20 octobre dernier chez Robert Records, l’album allie intimité et envolées lyriques dans un équilibre subtil.
Ça fait un mois et demi que ton album est sorti. Comment ressens-tu son accueil jusqu’ici ?
Il y a vraiment un très bel accueil, c’est super ! Je suis content parce que je reçois beaucoup de messages qui sont un peu nouveaux pour moi, des messages d’émotion. Les gens sont émus par le disque, ça leur parle de choses intimes, même si ce sont des choses qui sont intimes pour moi et qu’il y a quelque chose de très personnel. Ce sont des éléments qui piochent dans ma vie réelle mais qui sont transfigurés par les chansons… Et c’est comme si la connexion était encore plus forte avec les gens.
Ce n’était pas trop intimidant de lâcher tous ces morceaux très personnels ?
La question s’est surtout posée au moment de l’écriture. Parfois, on cherche les morceaux, et parfois ils viennent à nous. En l’occurrence, dans ce disque, toutes les chansons sont venues très rapidement sur une période assez resserrée. Je n’avais rien écrit pendant des mois et des mois, et tout d’un coup, tout s’est concentré. Au bout d’un moment, j’écrivais de manière très naturelle, en ne me donnant aucune limite, sans auto-censure.
C’est vrai que j’étais un peu paniqué, je me demandais : « Est-ce que je suis dans une impudeur ? Est-ce que je ne suis pas dans le déballage ? ». Il y a beaucoup de sujets familiaux et on connaît l’adage, le linge sale ça se lave en famille… (rires) J’avais envie que ça soit quelque chose de personnel, mais pas impudique.
On a tout pour se parler, mais on n’arrive pas à se dire les choses.
Charles-Baptiste
Le fil rouge de l’album, c’est la question des liens. Pas seulement familiaux mais amicaux, amoureux aussi… Pourquoi cette envie ou ce besoin d’écrire là-dessus ?
Quand j’écris, je n’écris pas chanson par chanson. J’ai souvent des obsessions mentales qui me suivent pendant des mois et des mois, parfois même des années. À un moment, j’écris un groupe de chansons. En général, elles se complètent et approfondissent cette obsession. Il se trouve que là, c’est une question presque psychanalytique ! (rires) La dimension cathartique des chansons est évidente, mais c’est vrai que la question du lien me parle…
Il est si facile de créer des liens aujourd’hui, ils ont une multiplicité de modalités. Là, il y avait un désir de dire des choses à des gens que je connais intimement, à qui je n’arrive pas à parler malgré tous les moyens de communication. On a tout pour se parler : Facebook, WhatsApp, Instagram, Twitter… Mais on n’arrive pas à se dire les choses. D’où ce désir de choisir quelques personnes proches de moi et de leur dire des choses fondamentales sur notre lien, notre relation.
Tu parles de l’impossible communication avec un père (« Dimanches »), des disputes entre frères et sœurs (« Brothers and Sisters »)… On pense aussi à ta chanson « Tonton », qui aborde les conflits générationnels. Qu’est-ce qu’elle dit de toi, par rapport à cette question ?
Quand on est sur les réseaux sociaux, on a une facilité à condamner telle ou telle idée, comme si elles n’étaient pas incarnées. Quand on est à table, par contre, avec notre tonton qui nous balance des trucs – le mien n’est pas raciste mais dans la chanson ça pourrait l’être – c’est abominable ce qu’on est obligé d’entendre, de subir… Mais en même temps, c’est quelqu’un de la famille. On peut peut-être le changer un peu. Le lien qu’on a avec cette personne fait qu’on va peut-être pouvoir transfigurer ça.
Et c’est la seule chanson dans le disque où le « je » est un autre personnage. Dans le reste du disque, c’est moi. Là, j’ai pris la place du tonton. D’une certaine manière, je me dis que dans vingt ans, je serai moi-même un tonton et j’espère que mes nièces seront bienveillantes avec moi !
Est-ce que ton oncle a écouté cette chanson ? La musique a permis de lui dire les choses d’une autre manière ?
Il y avait un petit risque avec ce disque. C’est vrai qu’en abordant ces sujets-là de façon aussi transparente, je prends le risque de créer des vrais conflits. Après, Noël n’a pas encore eu lieu. On approche des fêtes de famille, je vais vite le savoir, en fait, le réel impact ! (rires) Je vais savoir si ce disque est un disque pour couper les liens ou se réconcilier… Pour les gens qui l’écoutent ou qui vont l’offrir, honnêtement, j’espère que ça sera pour se réconcilier.
La musique s’est imposée comme alternative au modèle social proposé.
Charles-Baptiste
Je voudrais revenir sur ton parcours. Tu es diplômé de l’École supérieure des sciences économiques et commerciales. Comment on en arrive à la musique après avoir fait ça ?
C’est un peu un accident et une paresse. Au départ, j’étais parti pour devenir pianiste classique quand j’étais adolescent. Vers 17 ans, je préparais le Conservatoire supérieur de Paris. J’ai rencontré beaucoup de pianistes qui préparaient ce concours extrêmement compétitif, avec très peu de places… Et les gens n’avaient pas de vie, ils étaient obnubilés par ça. Je me suis dit que ça devait mener à une vie très solitaire, je n’avais pas envie de devenir moine-pianiste ! (rires)
À 17 ans, c’est très difficile. On ne sait pas ce qu’on veut faire dans la vie en général, et tout d’un coup, dire non alors que tu es programmé pour, ça devient problématique. En quelques mois, il faut décider de ce que tu vas faire ensuite pendant quatre, cinq ans ; ce qui va décider ce que tu feras pendant peut-être trente ans… Je ne savais pas, donc j’ai décidé de faire quelque chose que tout le monde fait : une école de commerce.
Je l’ai fait à fond pour être débarrassé, pour avoir ce petit passeport qui rassurerait à la fois mes parents, mon tonton, justement… Quand j’ai intégré cette école, j’ai été très déçu par l’ensemble des propositions, je ne me suis pas retrouvé là-dedans. C’est là que j’ai commencé à faire de la musique, et la musique s’est imposée comme alternative au modèle social proposé.
Ton premier EP, Premiers aveux, est sorti en 2012. Deux ans plus tard c’est ton premier album, Sentiments inavouables. Puis un deuxième en 2020, Le love et le seum… Qu’est-ce qui a changé depuis ces deux premiers albums ? Peut-être plus de maturité ?
À l’inverse de la maturité, c’est comme si c’était l’apprentissage de la liberté… Avec tout ce que ça a de contradictoire : à la fois un sentiment de liberté très jouissif et les contraintes de l’indépendance. Lors de mon premier disque, c’était assez simple. J’étais chez Mercury Universal, une major du disque. Donc quand il y avait des problèmes, c’était de la faute de la major. Alors que maintenant, d’une certaine manière, c’est moi qui suis en charge de ma vie. Les choses ont changé parce que maintenant je suis libre, mais cette liberté a un prix.
Tu parles d’« inverse de la maturité », évidemment on fait le lien avec le titre de l’album, Grand enfant. Pourquoi l’avoir nommé ainsi ?
Le statut de l’enfant, c’est fondamentalement le rapport à l’autorité. Cette autorité, on en a besoin, mais on aime aussi la transgresser. Alain Robbe-Grillet disait : « Je connais la règle, mais je n’aime pas la respecter. » J’ai l’impression qu’il y a de ça à l’âge adulte. On cherche en permanence des règles, des rituels et on fait le choix de les respecter ou non. Grand enfant, c’est ça : rester un enfant toute sa vie.
Il y a aussi l’idée d’une injonction sociale, « Restez des enfants, restez dans votre milieu, surtout ne grandissez pas ! », que je trouve un peu agaçante. Mais c’est aussi un désir de nous-mêmes… Si on a eu une enfance heureuse ou du moins, pour la plupart des enfants, irresponsable – dans le sens où l’on n’a pas de responsabilités – on aimerait quand même avancer dans la vie sans avoir trop de responsabilités.
Les arrangements du disque ont été faits par Emmanuel d’Orlando, qui travaille aussi avec Sébastien Tellier et Alex Beaupain. Qu’est-ce qu’il a apporté, selon toi, à l’album ?
Emmanuel a transfiguré le réel. Ça a l’air pompeux de dire ça, mais les mots parlent de choses très réelles car je prends des paroles de tous les jours que je remodèle. Et lui, avec ses grandes orchestrations très lyriques, il les emmène plus haut, il les élève. Je pense qu’il transforme des émotions en sentiments.
Tu as enregistré tes voix dans ta maison d’enfance, dans le Béarn…
Comme c’est un disque qui évoque à la fois l’origine et qui est un disque d’émancipation, il fallait retourner à l’origine et s’en émanciper. Donc pour cette dimension la plus intime qui est celle de la voix, je me suis dit que d’enregistrer dans ma chambre d’enfant, dans la maison de ma mère, il y aurait un truc de retour au ventre maternel. Il y a aussi une transgression à dire ces choses-là à voix haute dans un endroit où elles restaient silencieuses. Dans la chanson « Dimanches », je pose toutes ces questions à mon père, à un père…
Je voulais aussi une perfection sonore qu’ont apporté Emmanuel d’Orlando et Alexandre Chatelard, le réalisateur de l’album. On est allés la chercher dans un lieu mythique que sont les studios Ferber, à Paris. C’est un endroit chargé d’une sorte de magnétisme, qui donne envie de s’élever. Chez ma mère, ce n’est pas un studio. Quand il pleut, on entend la pluie dans toute la maison. Donc parfois, on était forcés par les éléments de ne pas faire certaines prises ou de se dépêcher.
Quand je chantais à même le sol, il y avait des buzz et je me prenais du jus dans le micro. Au début, j’ai eu une réaction presque psy à ça. Je me suis dit : « OK, l’origine m’envoie de l’électricité, l’origine ne souhaite pas que je dise à voix haute certaines choses ! » Et puis finalement on a trouvé un subterfuge. Je me suis retrouvé à faire mes prises sur un matelas, mais ce n’était pas stable. C’était tout le temps mouvant, mais c’était une belle instabilité !
Sur l’album, il y a trois titres en feat avec d’autres artistes. On retrouve Clair, le Star Feminine Band et Nicolas Mathieu, prix Goncourt 2018 avec Leurs enfants après eux… Comment s’est fait ce choix ?
Ça fait quelques années qu’on se parlait sur Instagram avec Nicolas Mathieu. Il a écrit Connemara sur les écoles de commerce, donc on parlait de l’ESSEC [École supérieure des sciences économiques et commerciales, ndlr], on a développé une relation épistolaire. La chanson « Grand garçon », qui à l’époque s’appelait « Pour un ami », au départ ce n’était pas un duo. C’était moi qui parlais au grand garçon en moi. Et finalement, il a semblé évident qu’il fallait une autre personne, pour voir si ce n’était pas plutôt deux copains.
Dans les livres de Nicolas, il y a toujours des personnages très cabossés. Pour ce personnage de « Grand garçon » qui se sent lâché par la société, je lui ai proposé d’apporter quelque chose de l’ordre du mystique du mec cabossé par la vie. Il a immédiatement dit oui et on a enregistré ça chez lui, à Nancy. Plus généralement, l’idée des feats c’est aussi d’ouvrir ce disque personnel à des choses très différentes : la littérature ; Clair, une chanteuse solaire qui respire une sorte de légèreté ; et le Star Feminine Band, un groupe de jeunes filles du Bénin.
Grand enfant renvoie à Grands enfants, le court-métrage de Serge Bozon. Qui a inspiré qui ?
J’ai envoyé mes chansons à Serge en lui disant que j’étais un peu lassé de la forme du clip, que je la trouvais un peu éculée. La chanson « Video Killed the Radio Star » a déjà quarante ans… De la même manière que les cordes d’Emmanuel d’Orlando ont élevé les chansons, j’avais envie que le réel devienne cinéma. J’ai demandé à Serge si on pouvait faire une sorte de court-métrage, quelque chose qui lie les chansons entre elles, dans laquelle je pourrais peut-être jouer… Il a eu cette idée de dialogues suivis de chansons, avec moi, ce personnage principal de serveur qui chante l’inconscient des discussions, ces adolescents qui parlent comme des grandes personnes et ces grandes personnes qui parlent comme des adolescents.
Sur la pochette de l’album, on voit une main d’enfant sur ton épaule. Qu’est-ce que ça évoque ?
En trouvant Grand enfant et en pensant à toutes les chansons que j’avais écrites, je n’arrêtais pas de penser à cette affiche de film de L’avocat du diable, avec Keanu Reeves et Al Pacino. C’est un film des années 1990 sur un avocat diabolique qui doit se choisir un successeur, un être un peu pur qui va petit à petit être « gagné par le démon ». La pochette, c’est Keanu Reeves avec son visage d’angelot et les mains d’Al Pacino autour de ses épaules. Finalement, c’est complètement l’inverse pour moi aujourd’hui. L’enfant que j’étais est toujours à côté de moi et c’est lui le poids qui pèse sur mon épaule.
Charles-Baptiste sera en concert à Paris le 29 février 2024 au Café de la Danse.