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Festival d’Avignon 2023 – « Extinction » : la fin des mondes selon Julien Gosselin

Christophe Raynaud de Lage

Julien Gosselin présente Extinction, sa nouvelle création au Festival d’Avignon. Il adapte Thomas Bernhard, Arthur Schnitzler et Hugo Von Hofmannsthal, poursuivant sa quête des grands auteurs autrichiens. Il propose une exploration très visuelle de la fin d’une certaine Europe.

Il est 21h45, le spectacle a déjà 15 minutes de retard et il doit durer 5h30. Un calcul rapide, ça ne finira pas avant 3h15 du matin… Celles et ceux qui auraient envie de s’asseoir sont pourtant découragés à la vision des gradins éphémères de la cour du Lycée Saint Joseph qui accueille la nouvelle création de Julien Gosselin. Il fait encore 28 degrés, peu de chance que ces petites chaises en plastique bleu s’avèrent confortables.

Pourtant, une heure après, même les plus sceptiques sont pleinement réveillés et prêt à tenir encore 4h. Il faut dire que Gosselin fait un geste radical et débute son spectacle par une heure de DJ Set techno. «  Rome 1983  » est projeté sur un mur mais cela pourrait tout aussi bien être Berlin 2023. Public sur scène, distribution gratuite de bières (et de bouchons d’oreilles) … tout le monde est dans de bien meilleures dispositions pour voir la suite.

Dynamiter le théâtre

Après vingt minutes d’entracte, surgit devant le public sagement assis le décor ultra réaliste d’un appartement de la Vienne sécessionniste. Une multitude de personnages, notables, artistes ou héritiers font leur apparition. On retrouve les acteurs habituels de Gosselin mais aussi quelques ajouts de la Volksbhüne de Berlin où il est artiste associé.

Dans cette seconde partie, on retrouve plusieurs textes d’Arthur Schnitzler. On est en juin 1913, la capitale autrichienne est au sommet  : intellectuelle, avant-gardiste et cosmopolite. Et pourtant, dans moins d’un an elle implosera dans le chaos de la Première Guerre mondiale. L’air est déjà un peu vicié mais, d’ici-là, on continue de faire la fête. Devant nous, des bourgeois se retrouvent pour chanter, danser, médire, se droguer et copuler encore joyeusement. Les images de massacre projetées sur écran avant ne laissent toutefois planer aucun doute sur l’issue de ce monde déjà finissant.  

© Christophe Raynaud de Lage

Gosselin revendique souvent le fait de travailler contre, voire de vouloir «  dynamiter  » le dispositif théâtral. Sans exclure les formes classiques de représentation, il prend donc soin de s’en distancier. Il hybride la forme avec de la musique live, de la vidéo mais il questionne aussi le fond de ce médium. La fin de la seconde partie révèle que tout ce qui se passait n’était qu’une représentation à laquelle assistait Rosa, un personnage qui sera au cœur de la troisième partie. Face à sa compagne, comédienne de la pièce qui vient de se jouer, elle ne peut s’empêcher de souligner l’insignifiance voire la stupidité de ce projet. Est-ce vraiment par un art aussi factice que le théâtre que l’on peut dénoncer l’absurdité ou la violence d’un monde  ?

Extinction d’un monde

La troisième partie laisse place au texte d’Extinction de Thomas Bernhard, qui donne son titre au spectacle. Le narrateur est remplacé par Rosa. On la retrouve alors qu’elle vient d’apprendre la mort de son père et qu’elle doit donner une conférence sur la littérature. Seule face au public (dont une petite partie a pu remonter sur scène), Rosa revient sur cette famille dans laquelle elle a grandi. Des gens qu’elle déteste et qu’elle a toujours cherché à fuir. Des Autrichiens de la province, intellectuellement étriqués, nazis encore bien après 1945. Par ce texte quasi manifeste, Bernard éteint le peu d’aura que pouvait encore conserver la société autrichienne.

© Christophe Raynaud de Lage

La performance est impressionnante même si les choix opérés par Gosselin s’avèrent plus discutables. La féminisation du narrateur ne fonctionne pas vraiment tant le point de vue et les problèmes exprimés (notamment la question de l’héritage) ne pourraient être que ceux d’un homme d’une autre époque (ce qui n’est pas grave en soi). Souvent réduit à son nihilisme, Bernhard est aussi un auteur comique, notamment quand il exagère son dégout du monde. À la différence d’un Krystian Lupa, Gosselin sait le mettre en scène. Mais il persiste à faire de la narratrice un personnage déprimé. Ce choix, plutôt que celui d’un personnage en colère ou franchement névrosé, désamorce un peu la portée du texte. Elle réduit les critiques du texte formulées à l’égard d’une civilisation (l’Europe de la seconde partie du XXème siècle) à des tensions intrafamiliales.

À la différence du début tonitruant, le spectacle se termine tout doucement et sans effet. Le public voudrait sûrement autre chose mais il y a une intelligence théâtrale à aller contre et à ne pas donner ce qui est attendu.

Il est 3h10, Rosa se tait et brandit un briquet à la flamme vacillante. Elle est prête à définitivement brûler ce vieux monde et à donner naissance au prochain.   

Extinction de Julien Gosselin. Au Festival d’Avignon jusqu’au 12 juillet puis au Théâtre de Ville du 29 novembre au 6 décembre en tournée. Durée  : 5h30 avec deux entractes. Spectacle en allemand et français sous-titré. Tarif : 8-32€.

Rédactrice "Art". Toujours quelque part entre un théâtre, un film, un ballet, un opéra et une expo.

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