Après un passage chez Disney pour réaliser Cruella, Craig Gillespie revient avec un nouveau film, traitant d’un fait réel qui a opposé des traders amateurs aux requins de Wall Street. Empesé par ses contradictions internes entre haine et désir du marché, Dumb Money peine à sortir de la confusion.
L’histoire d’amour entre Hollywood et les univers de la finance et de l’entrepreneuriat a de beaux jours devant elle. Après Le Loup de Wall Street, The Big Short, cette idylle s’importe même en France avec les récentes séries Tapie ou D’argent et de sang. Alors quelle singularité pour Dumb Money, comédie financière inspirée d’une histoire vraie ? Elle s’inscrit d’apparence dans la lignée directe de la nouvelle comédie américaine, chic telle qu’elle a été configurée par Adam McKay (The Big Short, Vice).
Paul Dano y incarne Keith Gill, un trader amateur et « twitcheur » qui a su revaloriser l’action Gamestop – le Micromania états-unien – en fédérant ses abonnés, faisant grimper ce titre en bourse au point d’ébranler Wall Street. L’originalité affichée est donc de se placer du point de vue de non-professionnels ; au-revoir les traders au col (et nez) blanc, place aux yeux de cockers de Paul Dano. Un renversement subtilement suggéré par le doigt d’honneur sur l’affiche.
Les « vrais » gens
Dumb Money rejoue un modèle de la lutte des petits contre les gros. La revanche du bas peuple contre l’élite de Wall Street. Pour ce faire, il convoque tout le casting des « braves petites gens ». Il y a Paul Dano, le gentil geek, honnête mari et père de famille, qui doit subvenir aux besoins des siens. Également, l’employé sympathique (Anthony Ramos) harcelé par son patron. Il y a le couple de jeunes étudiantes branchées (Myha’la Herrold et Talia Ryder) qui doivent rembourser leur dette. Surtout, figure hautement contemporaine, l’infirmière au bord du burn-out, mais qui tient bon (America Ferrara). Tout ceci faisant ressembler le film a une campagne gouvernementale pour le port du masque. « Tenir ensemble », disaient les pastilles d’état qui rappelaient les gestes barrières, et Gillespie semble attendre la même chose de ses personnages.
Cette communauté se promet de faire fructifier le titre Gamestop le plus possible avant de vendre leurs actions. Ils se donnent alors un mot d’ordre, « Hodl », à savoir « Hold » volontairement mal orthographié, qu’il faut entendre comme « tenir le coup ». Dumb Money se prend les pieds dans le tapis idéologique, décrétant une révolution populaire d’une part, mais ne montrant à l’image qu’un ensemble de prolétaires se jurant de « tenir le coup », à savoir l’inverse d’une révolution. Le film chante alors une ritournelle typiquement managériale de volonté individuelle, de courage et de résilience ; ses personnages croient en leurs rêves et se relèvent assurément quand ils tombent.
C’est la limite de Dumb Money, qui voudrait se placer en défenseur du petit peuple, sans renoncer à jouir de l’excitation créée par l’investissement banquier.
Achetez, vendez, marchez
D’un point de vue formel, le récit avance aussi vite que la valeur de l’action Gamestop augmente. Gillespie opte pour une forme chorale, devenue en réalité la forme standard des séries télévisées, qui permet de sauter d’un personnage à l’autre rapidement et d’écourter les scènes.
Le film est construit autour d’une sorte de montage alterné permanent, changeant de personnage à chaque nouvelle action. Il met en regard la joie grandissante des investisseurs pirates avec le désarrois des spéculateurs professionnels. Une structure de l’hyper-efficacité narrative qui épouse absolument la jouissance néo-libérale.
Cette logique de flux, plutôt que d’incarner l’opposition entre les amateurs et les élites installées, l’abolit. Ces personnages font tous la même chose à l’image, acheter et/ou vendre, et la caméra finit par les confondre. Malgré lui, Dumb Money incarne l’impasse de ce mouvement populaire, et vient donner raison à Frédéric Lordon : « Il n’y a pas de solution capitaliste à un problème capitaliste ». Tant qu’on joue son jeu, c’est toujours le marché qui gagne.
Le Loup de Wall Street faisait ressentir la jouissance de Jordan Belfort sans pour autant neutraliser tout ce que le personnage avait de nauséabond et d’insupportable. Dumb Money voudrait reconduire cette érotique financière en conjurant la figure repoussoir du trader. Il ne parvient malheureusement jamais à dépasser son paradoxe interne, celui de vouloir être à la fois janséniste et champion de poker.