Paru une première fois en 2020, Rorbuer est le premier roman graphique de l’autrice et illustratrice belge Aurélie Wilmet. Une entrée en matière remarquée qui lui a valu, il y a trois ans, le Prix de la première œuvre en bande-dessinée de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Zoom sur la récente réédition de cette véritable expérience visuelle.
Le Grand Nord, l’immense étendue d’une mer glaciale, un village de pêcheurs, la nature toute puissante et des rites ancestraux. Le décor est planté. Aurélie Wilmet s’est inspirée de l’un de ses voyages aux tréfonds des terres norvégiennes pour créer Rorbuer. À travers des couleurs chatoyantes et des personnages touchants, ce sont ses souvenirs mêlés d’imagination qui se retrouvent sur le papier. L’on suit le quotidien de ces femmes et de ces hommes habitués à la rudesse du climat local et aux cérémonies nocturnes. Pas un seul mot : tout se joue dans un regard, un geste, un aplat de couleur particulier. Nul besoin alors d’en demander davantage. L’une après l’autre, les planches invitent à la concentration sur l’implicite.
Muet n’est pas silencieux
Rythmé en cinq parties, le récit se suit d’une traite. Entre chaque partie, l’illustratrice laisse des pistes. Ce sont des portraits pour implanter ses personnages, quelques indications phonétiques et un lexique final précisant le sens de certains éléments mythologiques et rituels. C’est suffisant pour se plonger dans l’histoire. L’on comprend aisément ce que vivent les habitants de ce village placés sous l’égide du Roi pêcheur. Ce chef est un homme reconnaissable entre tous car – malicieusement – coiffé des pointes d’un trident. Chaque personnage principal a bel et bien son identité propre.
La narration est habile : les mots ne sont pas nécessaires. D’ailleurs, certaines choses ne s’expriment pas par le verbe. C’est bel et bien à travers un visage rapproché, le signe d’une main ou le regard que s’échangent deux personnages que l’on comprend ce qu’il se passe. Le rôle du dessin est central. Les techniques – crayons de couleur et marqueurs à encre Copic – et les couleurs utilisées par l’illustratrice jouent pour beaucoup dans l’interprétation que l’on se fait de l’histoire. Les traits apparents laissés par le Copic permettent de rendre le récit plus vivant, moins lisse, plus épais. L’ensemble est brut sans être grossier.
Ce choix n’est pas sans rappeler la rusticité que connaissent les villageois. Tantôt livrés au vent et aux vagues, tantôt feutrés dans leurs rorbuer, ces cabanes de pêche construites sur pilotis et typiquement norvégiennes, ils sont soumis à l’imprévisibilité de la nature et des éléments. Air, terre, mer et feu sont le cœur de la bande dessinée qu’ils rythment les uns après les autres. Et lorsqu’ils se déchaînent, le récit vrombit des énergies que ces éléments dégagent. Une noyade, une cérémonie : sans un mot, les émotions sont pourtant rugissantes. De la plainte à la joie, de la douleur à l’espoir, lecteurs et villageois peuvent vibrer au même rythme. Lorsque la parole n’existe pas, les autres sens se développement et se décuplent.
Rorbuer, entre terre et mer
Derrière le silence apparent se cache donc une formidable traversée de la vie, des tourments et des aspirations que connaissent les habitants de ce village côtier. Entre la chaleur du foyer et le froid glacial de l’eau, leur quotidien est ordonné et ritualisé selon des croyances. Elles leur sont essentielles. Le mystère plane ainsi tout au long de la lecture. Si elles offrent un cadre rassurant pour les villageois, les cérémonies autour du feu n’en cachent pas moins une forme de secret et de non-dits.
D’un tel village, l’on peut s’attendre à la mise en scène de l’un des principaux dangers qui le défie : la mer. Touché.. mais pas coulé. En réalité, la mer s’avère ne pas être une menace. Ici, la noyade est perçue comme une chance et même une grâce. La mort par l’eau permet à l’âme de se séparer du corps humain. Cette dernière rejoint alors le banc de poissons pour passer dans le « monde d’après ». Cela est possible après différents rites. Tørrfisk, Fiskekongen.. les âmes sont précieuses. Les villageois restants doivent en ce sens accompagner celles de leurs défunts dans leur long voyage vers leur destination finale. Une terre emplie de promesses : Tåkeland.
Dans la représentation muette de ce quotidien particulier et de cette série de rites, le choix des couleurs est alors essentiel. Ainsi, l’illustratrice relie naturellement ces dernières à l’atmosphère des événements qui jalonnent la journée des villageois et et aux diverses émotions qu’ils ressentent. Les choix sont cohérents. Du gris-vert pour une mer glacée, du rouge pour un feu brûlant et des flots de sang versés lors de sacrifices mais aussi du noir pour les profondeurs sous-marines et le mystérieux cheminement des âmes. Ce que les mots ne disent pas, les pigments le crient. C’est là l’une des forces de cette bande-dessinée et c’est ce qui la rend expérimentale.
Sans aucun mot, sans aucune onomatopée – l’illustratrice joue le jeu jusqu’au bout, Rorbuer explore le sous-jacent, l’implicite et le mystère. Elle créé un univers immense dont les limites sont uniquement celles de l’imagination. L’absence de dialogues ne signifie pas le manque de profondeur et de matière. Bien au contraire. Finalement, l’important n’est pas de comprendre les moindres détails narratifs mais bien de se laisser porter par le souffle mystérieux filant entre les rorbuer. L’interprétation des dessins se fait alors naturellement. À travers ce premier roman graphique, Aurélie Wilmet livre une belle opportunité d’expérimenter une parenthèse sensorielle hors du temps.
Rorbuer (nouvelle édition), Aurélie Wilmet, Super Loto Éditions, 25 euros.