L’ovni Vincent doit mourir, présenté à la dernière Semaine de la critique, sort cette semaine. Stéphan Castang livre un premier film à la vitalité brutale, qui se déploie à la croisée des genres.
Vincent (Karim Leklou), employé de start-up ordinaire, découvre un jour que chaque personne qui croise son regard est prise d’une soudaine envie de le tuer. C’est le début d’une fuite bagarreuse pour sa survie, toujours quelque part entre le burlesque et l’effroi. Rencontre avec Stéphan Castang, réalisateur du film.
Stéphan, vous avez de nombreuses années en tant que comédien de théâtre. Qu’est-ce que cela vous a apporté pour la réalisation du film ?
Stéphan Castang : Je pense que ça m’a apporté l’envie de faire des films dans un esprit de troupe. Dans un esprit très collectif. C’est souvent de cette manière qu’on fabrique les spectacles, et c’est une chose que j’aime. J’aime ne pas être dans une construction pyramidale que peut avoir le cinéma. C’est une manière de travailler que j’avais déjà sur mes court-métrages. Il y a des fidélités qui se créent, des envies de travailler… Même si, sur le long, il y a pas mal de nouvelleaux collaborateur·ices qui ont rejoint la bande. J’aime bien que l’on réfléchisse ensemble.
Je pense qu’on parle trop souvent du cinéma comme étant l’œuvre d’une seule personne, en l’occurrence du cinéaste. Certes, il donne un cap et prend des décisions. Mais je pense que c’est quand même une œuvre qui hérite du talent de l’ensemble des personnes qui œuvrent au film. Sur la direction d’acteurs, on me pose souvent la question. La direction d’acteurs au théâtre m’indiffère totalement. À l’inverse, c’est une chose qui me passionne au cinéma. Ce sont deux choses très, très différentes.
Quelles sont donc les différences entre la direction d’acteurs au théâtre et au cinéma ?
Au cinéma, on peut capter quelque chose. C’est pour ça que je ne fais pas de répétitions. Je demande beaucoup aux acteurs d’improviser sur la situation, plutôt que sur la réplique. Les acteur·ices sont, certes, des interprètes mais ils sont aussi des créateur·ices. Je propose des rôles à des comédien·nes autant pour ce qu’ils sont que pour ce qu’ils savent faire. J’aime que la personne et le personnage se confondent. Et au cinéma on peut capter le moment où ça s’invente. Au théâtre, au fil des répétitions, il y a une fulgurance qui arrive, mais souvent on ne sait pas par où c’est passé.
Tout l’enjeu au théâtre, c’est, au fil des répétitions, de retrouver, de comprendre comment cette chose est arrivée, pour ensuite pouvoir la re-convoquer chaque soir, en fonction aussi du public. C’est un geste très différent, puisqu’il se construit avec le public. Au cinéma, on peut capter un moment d’invention. Donc les accidents, les imprévus, sont toujours les bienvenus. Moi, je ne suis jamais aussi heureux que quand j’assiste à quelque chose que je n’avais pas prévu.
L’autre grande différence, c’est le montage où la direction d’acteurs se poursuit en fonction des improvisations et de l’ajout de plans. Avec Méloé Poillevé, la monteuse du film, on a beaucoup travaillé ça.
Justement, comment avez-vous fait pour conjuguer l’improvisation sur le plateau et les scènes de bagarres et d’action dans le film ?
En fait la seule chose que l’on ait vraiment répétée, ce sont les scènes de combat. On les a travaillées avec Manu Lanzi qui était le régleur cascade, ainsi qu’avec Manu Dacosse, notre chef opérateur. Je n’avais pas envie que les scènes de combat soient funs. Depuis une trentaine d’années, peut-être un peu plus, la manière de représenter la violence au cinéma a bougé. Sûrement sous l’influence de Tarantino ou du cinéma hong-kongais, que par ailleurs j’aime beaucoup, mais qui ont tendance à poser un formatage. Il y a cette caméra très virevoltante, des cascades très chorégraphiées, très virtuoses. Mais finalement assez inoffensives. C’est très spectaculaire et très fun, mais je ne trouvais pas ça juste ni pour le film, ni pour les gens qui ont déjà assisté à des combats, volontairement ou non. C’est tout sauf virtuose. Une bagarre, c’est moche à voir.
D’autant que là, on à affaire à des corps qui sont ordinaires, voir tabous pour les enfants, donc il fallait qu’on soit sur quelque chose d’assez sale et moche. Il y avait une nécessité de chorégraphier de sorte que la chorégraphie ne se voit pas.
Vous parliez de ce côté pas très fun du film, mais il y a quand même un humour un peu sourd dans Vincent doit mourir.
Oui, l’humour c’est quelque chose de capital pour moi. J’ai abordé des genres très différents à travers mes court-métrages et le long, mais s’il y a bien un dénominateur commun, c’est l’humour. Mais c’est un humour qui n’est pas obligatoire, plutôt absurde. Je trouve que l’absurde permet de rire des choses graves. Ça permet d’en rire sans pour autant perdre le propos du film, sans le rendre dérisoire. Sur ce film là, il fallait vraiment trouver la dose juste. Mais je pense que c’est nécessaire de pouvoir rire des choses aussi graves que la violence. En tout cas, de s’autoriser ce rire-là. Mais, si les gens ne veulent pas rire, c’est possible aussi, je pense que ça ne les empêchera pas de faire l’expérience du film. Même si je pense que c’est quand même mieux si on rit un peu (rires).
Justement, dans le film il y a une vraie liberté d’interprétation laissée au spectateur. C’est important pour vous de garder ce rapport avec le public ?
Oui, parce que je pense qu’un film se fait autant par ceux qui le fabriquent que par ceux et celles qui le regardent. Je pense qu’il est important d’avoir confiance en leur imaginaire, leur intelligence, et de ne pas leur mâcher le boulot. Je ne crois pas qu’un film soit fait pour délivrer un message. Il y a les religions pour celles et ceux qui veulent des réponses. Un film est plutôt fait pour décaler notre regard, nous questionner. Et provoquer notre imaginaire. En tout cas, moi c’est ça que je viens chercher au cinéma, donc forcément, c’est aussi ce que je tente de proposer. J’aime bien qu’il n’y ait pas d’explication aux phénomènes, qu’il n’y ait pas de réponse. Et qu’il y ait des zones de creux où les spectateurs peuvent suivre leur imaginaire.
Il y avait plusieurs films de genre comme le votre au Festival de Cannes cette année, qui abordaient l’idée d’un exode de la ville vers la campagne. On pense par exemple à Acide ou Le Règne Animal. Qu’est-ce que cet espace évoque pour vous ?
Je vis en province, j’aime bien l’idée de montrer une France qu’on ne voit pas forcément souvent au cinéma. J’aime bien qu’on voit un pavillon de banlieue, une maison abandonnée du Beaujolais, des routes de campagne… Le portrait d’une France qui est un peu abandonnée, en tout cas dans sa représentation, et où il y a de la colère. Si on prend l’exemple des émeutes, il y avait aussi des émeutes dans des patelins. Certains médias mettent l’accent sur une certaine communauté parce que ça favorise un certain discours réac, mais dans les patelins, il y avait aussi des dégradations, des incivilités. Il y a une colère qui est un peu à l’œuvre partout, qui est diffuse. On l’a bien vu d’ailleurs avec les gilets jaunes. Donc oui, j’avais envie de montrer ce portrait là, qui allait aussi bien avec ces corps ordinaires dans les combats.
Mais par rapport aux films de Just (Philippot, réalisateur d’Acide ndlr) et de Thomas (Cailley, réalisateur du Règne Animal ndlr), je pense que le genre a cet avantage de permettre de parler du présent d’une autre manière, de pouvoir l’expérimenter autrement. Ça permet aussi de pouvoir sortir d’un certain naturalisme. De faire en sorte que la question sociale ne soit pas le ressort de la fiction. Je pense que dans les trois films, les questions sociales sont très présentes mais que le genre permet de se débarrasser du pourquoi. Et ça au profit d’une question pour moi plus cinématographique qui est : comment ? En l’occurrence, pour Vincent doit mourir, comment s’en sortir, comment s’adapter…
Dans le film, il y a une zone de flou, où l’on ne sait plus si les scènes sont vraiment en train d’arriver, ou si le personnage est en train de devenir fou. Qu’est-ce que vous mettez dans cette zone grise ?
Ça c’était l’un des enjeux de la réécriture. On se demande si c’est lui qui est fou, et finalement on se dit que c’est le monde qui est fou. J’aime bien que le doute puisse-t-être entretenu un bon moment, mais qu’on finisse par se rendre compte que c’est bien en train d’arriver, et que c’est le monde dans lequel nous vivons.
Justement, vous montrez le personnage s’isolant, allant sur des forums… Vous représentez ces nouvelles formes d’isolement et de complotisme, mais sans pour autant porter un jugement.
Je ne pense pas que ce soit intéressant d’être dans le jugement là-dessus. Encore un fois, je ne pense pas que ce soit le but du cinéma de dire où est le bien, où est le mal. Je ne comprends pas qu’on trouve les gens qui cherchent des solutions débiles. On a trop vite fait d’aiguiller. A nouveau on ne fait pas suffisamment confiance à l’intelligence du spectateur. Comme disait Renoir : « Tout le monde a ses raisons ». Donc il n’y a pas de jugement à avoir.
Est-ce que c’était important pour vous de montrer ces sociétés alternatives ?
Oui, bien sûr ! Après, à priori, cela ne marche pas. On voit bien que Joachim en guérit, et que même en guérissant de ça, ce n’est pas facile de vivre. Il cherche à construire une autre société, à l’abris du regard. C’est un peu le sens de cette séquence sur l’autoroute, où finalement on ne sait plus qui est agresseur, qui est agressé.
Vous parlez beaucoup, et on le ressent également dans le film, de l’influence de John Carpenter sur votre travail. Lequel de ses films est votre préféré ?
Il y en a plusieurs, mais celui qui a le plus de liens avec le film, c’est Invasion à Los Angeles. C’est un film très ironique, il y a beaucoup de clin d’œil dans Vincent doit mourir à celui là en particulier. Mais il n’y a pas que Carpenter. Il y a Romero, Buñuel… Il y a Godard, aussi. Mais je pense que mon Carpenter préféré, c’est The Thing. Et New York 1997. Ce sont les trois que je peux revoir en boucle.
Des films où l’on retrouve aussi cette idée de fin du monde, présente dans Vincent doit mourir.
Oui, en tout cas, les trois traitent d’une bascule. Et dans The Thing, c’est la fin du monde, mais dès le début. Puisqu’il n’y a aucune reproduction possible, il n’y a qu’un groupe de mecs. Scénaristiquement, c’est assez brillant. C’est toujours beau les scénarios, les idées de cinéma qui reposent sur une très grande simplicité. J’ai deux exemples comme ça, qui sont des remakes : The Thing, qui est un remake d’un film de Hawks et La Mouche, de Cronenberg. La Mouche, ça se joue à trois personnages, c’est simple. C’est aussi une histoire d’amour. Plus que l’histoire d’un savant fou, ce qui était le cas dans le premier film, il s’agit de parler d’un trio amoureux et de parler de la difficulté d’aimer. C’est un film qui est magnifique là-dessus.
Ce sont des choses qui m’ont fortement influencée quand on a repris le scénario. Pour moi, ce qui était important avant tout, c’était de montrer l’histoire d’amour entre Margaux et Vincent.
C’est vrai qu’on retrouve cette idée dans The Thing et dans La Mouche, que les grands mouvement fantastiques se recoupent avec des enjeux ordinaires, comme tomber amoureux.
Oui, bien sûr ! Même quand on est dans la merde, on reste sur nos enjeux vitaux : aimer, survivre… Même les grands héros, les grandes figures historiques, ce sont des gens qui tombent amoureux, qui bouffent… et c’est ça qui va rythmer leurs journées, plus que de réfléchir à comment ils vont sauver l’humanité. Je pense que, trop souvent, dans la représentation de ces histoires là, on déséquilibre les choses, et finalement on a plus des fonctions que des personnages. On perd de la chair. Et s’il n’y a pas de chair, à quoi bon ?
Je pense à la scène de bagarre dans la fosse sceptique dans Vincent doit mourir, est-ce que c’était une envie de retour à la boue matérielle aussi ?
Ça, je pense que c’est une petite névrose, le trauma que j’ai eu quand j’ai vu Salaud (Michael Tuchner), un film que j’aime énormément. C’est une métaphore très concrète de deux gens dans la merde, qui ne vont pas essayer de s’entraider. Ça résume bien la situation du film, ils ne vont pas essayer de s’entraider mais au contraire, plonger la tête dedans. Mais c’est aussi un hommage à Invasion à Los Angeles justement, puisque je voulais une bagarre très, très longue, qui n’était pas dans le scénario au départ. Je voulais que ce soit un facteur parce que j’avais eu un problème avec un facteur, et il n’y avait pas de raison de ne pas se venger (rires). Et puis c’est dans de la merde, parce que c’est l’enfer, c’est primal, et encore une fois, c’est une métaphore très concrète de ce que nous traversons.