Philosophique et biographique, le dernier essai de Siri Hustvedt analyse la vie sous toutes ses frontières. Elle observe les partitions qui découpent le réel, les coutumes qui contraignent l’expérience pour livrer le témoignage féministe d’une existence dédiée à l’art et à la pensée.
La vie de Louise Bourgeois, le concept d’alloparentalité, la misogynie, Les Mille et Une Nuits, la diversité des rites funéraires, l’invisibilisation du placenta en science, Emily Dickinson, les fantômes sont autant d’objets de pensée que nous rencontrons dans le recueil d’essais de Siri Hustvedt. Mères, pères et autres … sonde le statut des frontières tant géographiques, culturelles, psychiques que disciplinaires. En établissant des partages, les frontières – bien que parfois nécessaires pour comprendre le monde – risquent toujours d’ériger des séparations plutôt que des transitions.
Autrice et traductrice américaine, Siri Hustvedt travaille à réinjecter complexité et mouvement dans la façon d’appréhender le monde notamment grâce à l’art, la lecture et l’écriture. En se penchant aussi bien sur l’immigration de sa famille depuis la Norvège vers les États-Unis, sur son métier d’écrivaine, que sur son expérience ambivalente de la maternité, elle montre qu’une assignation gagne à être interrogée, traversée, troublée. Elle témoigne notamment du fait que son bilinguisme lui a permis, très jeune, d’expérimenter le monde depuis plusieurs perspectives possibles. Son écriture même est au cœur de cette pluralité. Elle navigue entre littérature, philosophie, neurosciences, psychanalyse et histoire de l’art.
De mères en filles
Siri Hustvedt ouvre son livre sur une exploration de sa généalogie familiale et porte une attention toute particulière à la filiation matrilinéaire. Elle se ressouvient de sa mère et de sa grand-mère paternelle à laquelle elle consacre le premier essai facétieux du recueil :
Une fois ses cheveux déroulés et sa chemise de nuit enfilée, ma grand-mère enlevait ses dents et les plongeait dans un verre d’eau posé à côté de son lit, un acte qui nous fascinait […] parce que nous ne pouvions pas retirer le soir certaines parties de nos corps et les remettre à leur place le matin. Les dents amovibles n’étaient qu’une partie d’un être absolument merveilleux, même s’il intimidait parfois. Notre grand-mère épluchait les pommes de terre avec un couteau à légumes et à une vitesse qui semblaient être celle de la lumière ; elle tirait avec énergie les bûches de la pile de bois à côté de la maison […] d’un simple geste, aussi puissant que celui d’un homme.
« Tillie » , Mères, pères et autres … de Siri Hustvedt
L’autrice désire tracer un portrait réaliste de la vie de ces femmes. Traversées aussi bien par l’empathie, la joie que la souffrance et la détresse, elles ne répondent pas au mythe de la mère « comme il faut ». Aussi, l’autrice passe du récit d’une mémoire familiale à une réflexion plus philosophique concernant le rôle assigné aux femmes. Elle analyse par exemple l’expérience de la maternité dont elle dit que les « nombreuses règles punitives » finissent par forger une « camisole culturelle » qui enserre le corps de celles qui deviennent mère avec des injonctions contradictoires et irréalisables. Féministe, elle est convaincue de l’importance déterminante de la lutte des femmes contre les consignes patriarcales. Elle étudie le concept de misogynie, analyse les biais sexistes des différentes sciences, dénonce tous ceux qui ont pu suspecter son travail d’avoir été fait par un autre et revendique le droit d’être une femme artiste.
Ce que peut l’art
Affirmant la nécessité de posséder des figures tutélaires autres que parentales, Siri Hustvedt rend hommage aux mères artistiques qui lui ont enseigné ce que l’art pouvait dans la vie. Jane Austen, Emily Brontë, Audre Lorde, Toni Morrison, Louise Bourgeois sont des modèles dont les œuvres ont été des phares qui l’ont déplacée, changée, émue.
Dans ses essais, elle s’indigne devant la quantité d’œuvres féminines « passées sous le radar, qui n’ont pas […] été estimées à leur juste valeur » ou face à l’occultation des expériences de gestation et d’accouchement en littérature. Elle réfléchit aussi aux difficultés que représente l’exercice de la traduction ou aux impensés de la philosophie. Si elle déplore la persistance d’une tradition dualiste qui distingue entre le corps et l’esprit, elle dit de la phénoménologie – manière de penser l’intrication de l’être et du monde – qu’elle a forgé son engagement pour une pensée incarnée et située.
Plus que jamais, Siri Hustvedt revendique une pensée qui puise sa force et sa justesse dans l’expérience du corps et de ses sensations. Ses mots s’ordonnent pour faire jaillir des réflexions précises et nuancées qui usent d’images fortes et d’expériences marquantes illustrant la joie de l’étude, la violence des procédés de domination, le fonctionnement de la mémoire, la puissance de certaines oeuvres d’art. Ce recueil – qui va vite, qui est vif – ouvre des voies à penser.