Quarante ans après sa sortie au Japon, Le Voyage de Shuna est publié pour la première fois dans l’Hexagone. Un album magnifique, qui contient déjà les ingrédients qui ont fait le succès des films d‘Hayao Miyazaki.
« Ces évènements ont pu se dérouler il y a fort longtemps. Ou bien allaient-ils se produire dans un lointain futur ? » C’est par cette phrase mystérieuse et un brin poétique que le réalisateur à succès Hayao Miyazaki ouvre, non pas un de ses films d’animation, mais un « emonogatari ». Intitulé Le Voyage de Shuna, cet album illustré a été publié au Japon en 1983, soit deux ans avant la création du célèbre Studio Ghibli. Mais c’est seulement en 2023 qu’il paraît pour la première fois en France aux éditions Sarbacane, profitant de l’occasion que représente la sortie du onzième film d’animation d’Hayao Miyazaki : Le Garçon et le héron.
Lorsque Miyazaki se lance dans l’écriture du Voyage de Shuna en 1980, Le Château de Cagliostro (1979), son premier long métrage, n’a pas fonctionné. Sa carrière est alors au point mort. Comme l’explique le journaliste et traducteur de livre Alex Dubok de Wit, le Japonais profite de cette traversée du désert pour développer des concepts visuels ainsi que des idées de nouveaux films. Cette période créative va donner naissance à certaines de ses œuvres cultes, à l’instar du film d’animation Nausicaä de la Vallée du Vent (1984), dont Le Voyage de Shuna pose un certains nombre de jalons. Dans ce beau livre cartonné, on suit en effet l’histoire d’un jeune prince, qui, tout comme Nausicaä, règne sur une contrée appauvrie par le manque de cultures. Pour sauver son peuple, le garçon part à la recherche d’une graine mystérieuse, laquelle permettrait de transformer la terre en plaines fertiles.
De délicates aquarelles pour une fable écologique
Tout aficionados du travail d’Hayao Miyazaki retrouve dans cet ouvrage les thèmes chers à son œuvre. L’intrigue, inspirée d’un conte tibétain, est sublimée par ses aquarelles aux couleurs pastels. Miyazaki déploie avec justesse des décors imaginaires de toute beauté. On est d’abord saisit par l’aridité régnant dans le royaume du prince Shuna, qui contraste avec la nature luxuriante qu’il découvre quelques pages plus loin. Enfin, la mer, nouveau paysage saisissant d’un bleu profond, éloigne notre héro de cette terre miraculeuse. Les planches sont magnifiques et nous font voyager dans des paysages variés.
Si ces mêmes planches s’accompagnent d’un texte très simple, cela n’empêche pas Hayao Miyazaki de signer un conte qui aborde dès 1983 la question de l’écologie. Il évoque ici, simplement, la destruction de l’équilibre naturel par les humains. En effet, dans le monde de Shuna, la surproduction des hommes a entraîné leur perte. Les immeubles de villes autrefois prospères s’écroulent et il n’y a plus d’ordre établi. Les villages appauvris, entourés d’un désert sans fin, se font attaquer et leurs habitants se voient réduits en esclavage. Trouver de quoi se nourrir est quasiment impossible. Déjà, l’histoire esquisse les prémisses des conséquences d’une crise écologique similaire à celle que nous traversons.
Très sensible à la question de l’écologie et de la guerre (Miyazaki est né en 1941), le réalisateur nippon a toujours mis ces deux sujets au cœur des dessin animés qui suivront Le Voyage de Shuna. Tout au long de sa vie et de ses récits, il n’a eu de cesse d’appeler les siens à se pencher sur les conséquences de leur mode de vie et des guerres qu’ils déclenchent entre eux. Ainsi, sa façon de raconter l’anéantissement de la nature par les hommes dans Princesse Mononoké (1997), ou les dommages causés par la guerre dans Le Château ambulant (2004), paraît, encore aujourd’hui, résolument moderne. Avec Le Voyage de Shuna, on découvre que cette angoisse d’un monde sans ressources le hante dès les années 80.
Les personnages du livre, aussi, sont comme autant d’ébauches de ce que seront les protagonistes de ses futurs films. L’attachant prince Shuna fait évidemment penser au guerrier Ashitaka du film Princesse Mononoké. Tout comme le guerrier, Shuna quitte son village, monté sur un yakuru, pour découvrir ce qui transforme les animaux en démons. Quant aux divinités abîmées par les hommes que Shuna croise sur sa route, elles évoquent directement celles du Château dans le ciel (1986).
Un personnage féminin charismatique
Mais c’est surtout la courageuse Thea – que Shuna sauve de l’esclavage – qui ressemble à s’y méprendre aux futures protagonistes féminines des dessins animés de Miyazaki. Très rapidement dans l’ouvrage, elle acquiert une place centrale dans l’histoire en venant en aide à Shuna. Avec ses expressions empruntes de gravité, elle a déjà tout de la princesse Nausicaä de la Vallée du vent : rien d’étonnant, lorsque l’on sait qu’il s’agit du film sur lequel travaillait le réalisateur japonais au moment de la parution de l’ouvrage.
Dès qu’on la rencontre, la princesse déchue affirme à Shuna qu’elle n’a besoin ni de son aide, ni qu’il lui achète sa liberté. Par ce petit détail qui peut sembler anecdotique, on perçoit déjà la façon si juste de Miyazaki d’écrire des femmes indépendantes. Souvent, elles n’ont plus foi en leurs homologues masculins et, à l’instar de Mononoké, préfèrent défendre la nature. Un féminisme cher à Miyazaki : celui-ci a toujours affirmé dans des interviews que ses héroïnes n’ont pas besoin de sauveurs.
Ainsi, Théa est sans doute la matrice de toutes les héroïnes qui ont marqué les dessins-animés du studio Ghibli, des inoubliables Chihiro, Kiki la petite sorcière, en passant par Mononoké et Sheeta du Château dans le ciel. Et, c’est la raison pour laquelle, en lisant cet ouvrage, on se sent rapidement nostalgique. Car c’est ce souffle propre aux premières productions de Miyazaki qui manque terriblement dans ses deux derniers films Le Vent se lève (2013) et Le Garçon et le Héron. Ce voyage avec Shuna est magique, que ce soit pour les fans de la première heure comme pour ceux qui découvrent cet univers. Et pour cause… tout est déjà culte.
Le Voyage de Shuna, d’Hayao Miyazaki, éditions Sarbacane, 25 euros.