Chaque mois, un·e rédacteur·ice vous propose de revenir sur un film qu’iel considère comme culte. Classique panthéonisé ou obscure pépite disparue des circuits traditionnels de diffusion, le film culte est avant tout un film charnière dans le parcours cinéphile de chacun·e. Ce mois-ci, retour sur Requiem pour un massacre.
Requiem pour un massacre, film soviétique réalisé par Elem Klimov et sorti en 1985, se présente comme l’ultime film anti-guerre. Remis en avant l’année dernière avec la sortie d’À l’Ouest, rien de nouveau, le dernier film du réalisateur russe reste inégalé, tant par sa beauté à couper le souffle que pour la folie de sa mise en scène.
L’horreur absolue
En 1941, l’Allemagne nazie attaque l’Union Soviétique, l’opération Barbarossa est lancée. La guerre va ravager le pays et les civils seront les premiers à en subir les conséquences. La résistance contre l’occupant se met en place dans les territoires passés sous le joug de l’envahisseur. La Biélorussie devient progressivement la région comportant le plus de résistants, amenant les SS à lancer des opérations anti-partisans. En 1943, des milliers de civils et de partisans sont tués durant ces opérations.
Requiem pour un massacre raconte cette histoire, celle des horreurs perpétrées envers des innocents dans le but d’arrêter la résistance. Le film suit Flyora, un jeune adolescent biélorusse qui, après avoir trouvé une arme dans du sable, décide de rejoindre la résistance. Une décision qui sera le début d’une longue descente en enfer pour le jeune héros qui va alors découvrir la réalité de la guerre : la violence, la destruction, la folie et la mort.
Sans tabous, Requiem pour un massacre prend en charge de nombreux thèmes. Klimov force son spectateur à ouvrir les yeux et à voir, avec Flyora, ce qui s’apparente à l’Apocalypse biblique (inspiration pour le titre original du film « Viens, et vois », Ap 6,7). Pour filmer toute cette horreur, le réalisateur fait montre d’une maîtrise qui apparaît comme l’exact opposé du « travelling de Kapò » ( 1). Comprendre, sans une esthétisation de la forme qui ferait tache au fond, au message.
Filmer la guerre, l’image sublimée
Ne pas esthétiser l’horreur est un principe éthique qui ne signe pas pour autant l’abdication du travail de mise en scène. Requiem pour un massacre est d’une beauté remarquable. L’hyperréalisme de la guerre flirte avec des séquences plus oniriques. Et ce, sans apporter de cassure rythmique au film, ni en modifier la cohérence esthétique. Les moyens techniques propres au cinéma sont au mis au service de l’irruption, par touches discrètes, du fantastique dans le réalisme. L’exemple le plus typique est l’utilisation d’objectif à double dioptrie permettant de faire le point au premier plan et en arrière-plan, amenant un rendu totalement surréaliste. À cela s’ajoutent des gros plans remplissant l’intégralité d’un cadre presque carré (format 1,37), enfermant les personnages hors du temps et de l’action, alors même qu’ils dialoguent entre eux. Le spectateur, comme Flyora, peine à trouver des repères dans ce cadre rongé par la violence.
Et alors que les gros plans semblent se concentrer sur cet espèce de surréalisme, les plans larges, eux, frappent avec les séquences les plus réalistes et dangereuses : les rafales de balle dans la nuit, les explosions liées à des bombardements, la scène du village… Par l’utilisation de ce double espace, Klimov permet un véritable jeu entre objectivité de la caméra et subjectivité des personnages. Le spectateur passe de l’un à l’autre, séquence après séquence, et suit l’évolution physique et psychologique du jeune Flyora au gré des tragédies qui s’enchainent autour de lui.
Folie, massacre et revanche
Trois thèmes parcourent Requiem pour un massacre : la guerre, la folie et la revanche. Les Nazis sont, évidemment, présentés comme des conquérants sanguinaires massacrants des civils afin de faire régner la peur et supprimer les rebellions. Les partisans sont donc des guerriers de la liberté se battant contre ces tortionnaires. Et de la guerre à la revanche, la folie s’installe dans tous les camps, sous des formes différentes. Flyora perd peu à peu la raison face aux horreurs auxquels il assiste. Ses cheveux deviennent gris, fins, des rides se creusent sur son jeune visage. De leur côté, les Nazis sont la représentation de la folie guerrière. Ils massacrent l’intégralité d’un village, les plus âgés comme les plus jeunes, sans distinction. Ils sont la folie pure, née de rien et sans but.
Cependant, même si cette folie atteint des sommets des deux côtés, elle n’atteindra pas son paroxysme du côté des partisans. En effet, la revanche de Flyora, qui a vu des enfants se faire jeter dans les flammes, une autre se faire violer, son village se faire fusiller et qui a lui-même failli se faire tuer par des bombardements, des balles, des mines, se refuse à tuer Hitler, lorsqu’il lui apparaît sous la forme d’un bébé à la fin du film. La barbarie Nazie seule peut amener à vouloir la mort d’un enfant.
Apocalypse – Seconde Guerre mondiale
C’est à travers la représentation de cette folie guerrière que le titre original du film trouve toute sa logique. Viens et Vois, ces paroles tirées du livre de l’Apocalypse de Jean sont placées devant les versets annonçant l’arrivé des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse : la conquête, la guerre, la famine et la mort. Flyora est l’observateur de l’Apocalypse, il prend la place de Jean, qui eu la vision de l’événement et l’a retransmis aux autres : il est le témoin. De leur côté, les Nazis sont la représentation de ces cavaliers, ils sont l’Apocalypse qui frappe le monde.
Cette idée de religion bafouée se termine dans le film par l’incendie d’une église, dans laquelle sont enfermés les villageois. Cette scène s’impose comme un rituel païen perpétré par les Nazis. Ils sont les ennemis de la chrétienté ; en bafouant les lieux de culte, ils sont le désastre qui amène la ruine du monde.
Le Requiem de la traduction vient du Requiem de Mozart , entendu à la fin du film. Le chant pour les morts se lance, alors que les partisans repartent au combat après avoir tués les participants au massacre des villageois. Un texte apparaît alors à l’écran : « 628 bourgades de Biélorussie furent détruites par le feu avec tous leurs habitants ». Le Requiem s’impose alors comme un moyen d’honorer les morts civils et les héros de la résistance Biélorusse.
Plus jamais
Requiem pour un massacre est sorti en 1985, quarante ans après la guerre. Aujourd’hui, près de quarante ans plus tard, le revoir fait partie de notre devoir de mémoire. Il met face aux horreurs de la guerre comme presque aucun autre film n’a su le faire. Il rappelle que certaines idéologies et certains partis politiques actuels sont des descendants de ceux qui ont causé la mort de millions de personnes par haine. Plus que jamais, alors que le monde s’enfonce à nouveau dans la haine de l’autre, nous devons nous rappeler ce à quoi elle mène : la guerre, la mort, l’Apocalypse.
Note :
(1) Dans le film Kapò, un travelling à lieu lorsqu’une femme décide de se suicider sur les grilles électrique d’un camp de concentration. Ce geste est au cœur de l’article incendiaire de Jacques Rivette appelé « De l’abjection » datant de Juin 1961. Il y dénonce un geste qu’il trouve abjecte et immoral, allant jusqu’à dire que celui qui a décidé de ce travelling « n’a droit qu’au plus profond mépris » (retour au texte1).