Parmi les nombreuses avant-premières proposées par le 32e Festival du film de Sarlat, La Vénus d’argent. Réalisé par Héléna Klotz, le film navigue entre deux univers qui convoquent bien des fantasmes : ceux de la finance et de l’armée.
Jeanne (Claire Pommet) a 24 ans. Elle vit dans une caserne de gendarmerie avec ses petits frères et sœurs et son père. Elle ne souhaite qu’une chose : quitter ce lieu. Ce sera par une porte pour le moins originale et difficile à ouvrir : celle de la finance. Héléna Klotz nous raconte comment elle a construit son film entre la verticalité de l’ordre et des tours de la caserne et celle de l’argent et des tours de la Défense.
La Vénus d’argent s’ouvre sur une scène très rapide et frontale. Mais le rythme n’est pas homogène puisque, plus loin l’on retrouve des séquences au sein desquelles la durée s’étire, jusqu’à sembler hors du temps. Comment avez-vous pensé le rythme de votre film ?
Pour moi, le rythme est l’une des choses les plus importantes lorsque je vais voir un film. C’est un enjeu d’écriture de cinéma qui m’intéresse beaucoup. J’ai l’impression que cette écriture peut rivaliser avec le rythme de la vie. Très jeune, j’ai fait cette expérience de sortir d’une salle de cinéma complètement déboussolée. Et cela fait partie des raisons pour lesquelles j’ai voulu faire du cinéma. Lorsque cela arrive, c’est tellement fort que l’on voyage vraiment.
On retrouve ça aussi avec la musique. Nombre de morceaux sont construits en séquences, avec des changements de rythmes qui donnent l’impression de faire des 360, tout en gardant une structure d’ensemble. C’est quelque chose qui me parle, ce sentiment que l’on peut traverser des mondes qui n’ont pas les mêmes fréquences mais qui gardent une forme de cohérence.
Les dialogues propres au monde de la finance et de l’armée sont précis et réalistes. Comment avez-vous préparé l’écriture de La Vénus d’argent ?
J’ai fait tout un travail d’enquête sur la finance pour écrire les dialogues. Je suis allée à Londres et à la Défense. J’ai fait refaire des vrais entretiens d’embauche que j’ai pu enregistrer. Lors des deux entretiens du film, 80 % du texte sont issus de ces notes.
Pour ce qui est de la caserne, j’ai dû demander pas mal d’autorisations au Ministère pour obtenir des accès. Mais une fois que je les ai eus, j’ai pu rencontrer des gendarmes et passer pas mal de temps avec eux. J’ai beaucoup de cahiers de notes – dont la plupart ne se retrouvent pas dans le film. L’enjeu c’était de bien comprendre les façons de parler, les mentalités, les sujets récurrents.
Vous travaillez deux espaces – la Défense et la caserne – chargés de significations. C’est à la fois très évident de les voir associés, en même temps c’est assez inédit au cinéma.
Ce sont deux mythologies contemporaines à mon sens. D’un côté, l’ordre, que l’on retrouve dans la caserne, avec ces tours d’habitation et ce portail à l’entrée. De l’autre, l’argent, dans ces grandes tours de bureaux à la Défense. Je pense que ce sont deux mondes qui régissent notre société. Et la question qui se pose c’est : quelle alternative la jeunesse peut trouver à l’intérieur de ce cadre ?
C’est tout l’enjeu du personnage de Jeanne qui pose la question : comment vivre à l’intérieur de ces deux violences-là ?
Justement, d’un bout à l’autre du film, Jeanne n’a de cesse de parler du monde du futur. Et aucun de ses interlocuteurs ne semble s’en préoccuper.
Ce qui est intéressant, c’est que ce sont deux mondes qui semblent s’effondrer. La caserne n’a rien de moderne. C’est un microcosme qui ne s’ouvre ni ne se renouvelle. Et du côté de la finance, c’est pareil. On a voulu créer des décors qui sont un peu datés. Rien n’est vraiment high-tech car on est déjà dans quelque chose qui a l’air de disparaitre.
Pour Jeanne, parler du futur, c’est affirmer qu’elle rêve de s’en inventer un, ailleurs qu’à la caserne.
On a d’ailleurs du mal à savoir si Jeanne est véritablement fascinée par le monde de la finance, ou si elle l’envisage plutôt comme un moyen pour fuir.
Jeanne a un appétit de liberté. Et il me semble qu’elle voit que ce milieu est moyen pour pouvoir enfin faire des choix. Elle est née dans un endroit auquel elle est assignée. Elle n’a pas de futur, pas d’horizon. De ce que je me raconte du personnage, c’est une jeune femme qui n’a pas eu d’adolescence car elle a dû endosser des responsabilités d’adulte très jeune. C’est donc quelqu’un qui veut se créer du futur. Et à la fin, ce qui m’intéressait c’était qu’elle ait le choix.
Mais c’est vrai qu’il y a aussi des plans qui trahissent une certaine fascination pour les attributs de milieu. Lorsqu’elle regarde les montres par exemple, ou qu’elle prend en photo la garde-robe de Farès (Sofiane Zermani). Au final, on ne sait pas si elle trouve ça ridicule ou si elle les désire réellement. D’ailleurs, plus je parle du personnage, plus les zones de flou s’épaississent pour moi aussi.
La Vénus d’argent ne nourrit d’ailleurs pas les fantasmes qui peuvent exister sur le monde du trading à la Le Loup de Wall street (Martin Scorsese, 2013) grâce au personnage ambivalent de Jeanne. Comment l’avez-vous construit ?
J’aime beaucoup ces trajectoires de transfuges de classe que j’ai pu lire dans Le Rouge et noir (Stendhal) ou Martin Eden (Jack London). Mais je trouvais qu’il manquait des récits au féminin, ou du moins dans lesquels je pouvais me projeter. Quand j’ai écrit le personnage de Jeanne, je l’ai un peu pensée comme l’héritière de Julien Sorel.
Et puis, le monde du trading aujourd’hui me semble bien éloigné de celui des années 1990. Les traders que j’ai rencontrés ne ressemblaient pas du tout à ceux du Loup de Wall Street. Pour vendre le film, c’était la galère au début. Une fille qui vit dans une caserne et qui veut devenir trader, c’est antihéroïque au possible.
Mais c’est ce que je trouve beau au cinéma : rencontrer des personnes qui nous intriguent car elles sont différentes de celles que l’on croiserait dans la vie. Pour moi, Jeanne est émouvante parce qu’elle est à la périphérie de tous ces mondes-là.
À ce titre, la question du genre de Jeanne est centrale dans La Vénus d’argent.
Oui. Et une partie du public a pu se projeter dans le film car Jeanne a été perçue comme un personnage non-binaire. Et ça pourrait tout à fait l’être. Mais de mon côté, je ne l’ai pas pensée comme ça. En tout cas, ce n’est pas le sujet du film.
Ce qui est intéressant avec son personnage, c’est qu’elle va voler un costume d’homme (littéralement, lors de la séquence d’ouverture – ndlr) et par là, transcender sa classe sociale et son genre. C’est par cet uniforme qu’elle s’invente une nouvelle féminité – ou du moins une nouvelle manière d’être. Cela fait partie de son chemin en vue d’accéder à ce milieu. Par exemple, lorsqu’elle met les bandes autour de sa poitrine, ce n’est pas pour avoir un torse plat, mais pour soigner sa blessure. Elle ne mettrait pas les bandes sans blessure. Après, c’est certain qu’elle prend des attributs du masculin pour avoir sa place dans un endroit de pouvoir. Jeanne est en mutation, c’est un personnage qui se transforme.
Deux personnages, Jeanne et Augustin (Niels Schneider), portent d’ailleurs une cicatrice. C’est un motif important pour vous ?
Pour moi, la cicatrice de Jeanne est très métaphorique. La première scène du film, lorsqu’elle traverse la vitrine, est aussi bien une allégorie du viol dont elle a été victime que la matérialisation de la violence que constitue le fait de passer d’un monde à un autre.
Et donc, pour revenir aux cicatrices, ce qui me semble intéressant c’est le fait qu’on vit toujours avec. On les transforme, mais on ne peut jamais les effacer. Comme Jeanne finalement, qui est toujours en transition, en mutation.