Après deux ans d’attente, le troisième tome de la série Dédales est publié aux éditions Cornélius. Difficile d’être déçu face à la générosité du dessin, la puissance évocatrice des images, l’orfèvrerie de la mise en page, la subtile simplicité de l’intrigue… Et pourtant, quelque chose manque.
L’intrigue de Dédales est très simple : un groupe de jeunes amis tente de réaliser un film amateur au gré de leurs soirées ou escapades. Brian, le personnage principal, est amoureux de Laurie, mais est-ce réciproque ? Les autres personnages sont secondaires, et tout tourne autour du projet cinématographique de Brian. Le troisième tome, plus épais que les deux premiers, clôt la série comme le précise l’autocollant « Dernier volume de la trilogie ». Une fin qui a du en surprendre certains, après les annonces de Charles Burns au festival d’Angoulême en 2020 où il était l’invité d’honneur qui laissaient présager une longue série. Le projet était-il finalement à bout de souffle ?
La trilogie Dédales semble emprunter autant au génial roman graphique Black Hole pour son univers et ses personnages, qu’à l’excellente trilogie Toxic pour le traitement graphique et certains thèmes (mutation, obsession, irréalité). Mais cela suffit-il à la hausser au rang de ces deux chefs-d’œuvre ? Quand on trouve des similitudes entre les œuvres d’un même auteur, on parle d’univers, pour exprimer la cohérence de son travail ou ses obsessions. Mais si l’on veut voir le verre à moitié plein, on pourrait aussi parler de recyclage, ou de recette, pour questionner les procédés de création. Dire que l’on s’ennuie serait hypocrite, tant la seule beauté des dessins de Burns suffit à nous transporter. Simplement, l’attente, parfois trop grande, est souvent déçue avec Dédales. Le moment est sans doute venu pour Burns de tenter une sortie de route !
Quand la BD se fait des films
Brian est une personne pensive qui passe peut-être un peu trop de temps à rêver, à se faire des films. Chez lui, cette attitude relève de la névrose, de l’incapacité totale à affronter la réalité. Et Charles Burns sait parfaitement comment traduire cet état en bande dessinée. Il a toujours sous le coude quelques trouvailles graphiques pour nous bluffer. Sans jamais changer le style de ses dessins, l’auteur parvient à rendre le cinéma omniprésent en insérant des extraits de films réels ou fantasmés par l’imagination de Brian. Il lui suffit d’imiter un travelling en dessinant l’écran de télévision de plus en plus proche jusqu’à plonger dedans ; d’utiliser le noir et blanc comme un code graphique rappelant les vieux films visionnés sans relâche par Brian ; d’arrondir les contours de ses petites vignettes alignées comme les photos d’une bobine, etc.
Il est toujours aussi plaisant de voir comment le bédéiste imprime ses thèmes favoris sur une permanente innovation formelle. Le troisième tome a cela de plus par rapport aux deux précédents : il exploite davantage l’analogie entre cinéma et bande-dessinée. Pour le plaisir de nos yeux, et le désespoir de Brian qui ne parvient pas à réaliser son film idéal. On se demanderait presque si Charles Burns ne rêverait pas lui aussi de tenir une caméra plutôt qu’un crayon. Surtout quand on voit les dessins préparatoires de Brian, qui ne sont autre que ceux de l’auteur lui-même, laissant ainsi entrapercevoir les coulisses de son théâtre d’ombres.
La lanterne magique de Burns
Si les rêves de Doug occupent une place centrale dans la trilogie Toxic, ce sont ici les fantasmes de Brian qui débordent de l’objectif. Ses visions apocalyptiques d’attaque extra-terrestre, soudainement en pleine page, évoquent les collages surréalistes. Le regard qu’il pose sur Laurie, comme le focus obsessionnel d’une caméra impudique, est toujours empreint d’un désir incandescent, hors de contrôle. Même la narration s’attarde sur des détails qui n’ont d’importance qu’aux yeux de Brian. Ou qui semblent parfois tout droit sortis de son imagination adolescente, comme la très suggestive scène de pêche avec Laurie et Tina. Comme si la monomanie du personnage principal contaminait toute l’histoire, jusqu’à l’étouffer.
C’est sans doute cela le labyrinthe qu’évoque le titre, et dont personne ne peut sortir. Nous sommes prisonniers de la fantasmagorie de Brian et de son dessinateur. Avec Charles Burns, le passage à l’âge adulte est souvent très difficile, voire décevant. Ses personnages sont perdus dans les dédales de l’adolescence : désirs et frustration, perception altérée, manque de repères. L’insertion permanente d’images venant interrompre ou ponctuer le fil du récit permet de rendre cette impression d’égarement, d’incapacité à faire le tri. Cela donne à ses bande-dessinées un côté patchwork plutôt réussi, une forte esthétique du contraste : exactement ce qu’aiment l’auteur et ses lecteurs.
Recette de grand-père ?
Certains savent à quel point le gâteau est meilleur quand on applique la recette de sa grand-mère. On peut essayer de l’améliorer tant qu’on veut, rien ne sera aussi satisfaisant que le goût de la nostalgie. C’est exactement la même chose avec les BD de Charles Burns : on ne veut pas que ça change. On veut retrouver le plaisir des premières lectures. Et on serait bien ingrats de réclamer du changement, la bouche encore pleine de ces douceurs concoctées par une main de maître. Pourtant, une petit voix se demande s’il ne serait pas temps de grandir. D’oser avoir davantage d’ambition. De mettre son savoir faire au profit d’expérimentations plus fertiles.
C’est vrai que l’univers de Black Hole avait besoin de Dédales pour achever d’exprimer toute sa saveur. C’est vrai aussi que le parti pris formel est extrêmement intéressant, et qu’il fallait sans doute mériter plus franchement le surnom de « David Lynch de la BD. » Mais c’est aussi l’originalité qui fait la puissance, et l’on peut craindre un manque de renouvellement des thèmes. Surtout s’ils ne viennent rien nous dire de plus.
En terme de récit et de sens, la trilogie Dédales est nettement moins riche et intéressante que ses autres titres. En terme d’émotions peut-être aussi, parce que le sort de Brian paraît joué d’avance. Parce que tous les personnages sont volontairement stéréotypés, comme dans une série B ou une romance à l’eau de rose – style si cher à l’auteur. Néanmoins, Charles Burns ne tombe pas dans le piège de la parodie, et parvient tout de même à proposer un entre deux très touchant. Une page se tourne.
Dédales 3 de Charles Burns, éditions Cornélius, 88p., 25.50€