LITTÉRATURE

« Dans quel monde vivons-nous ? » – L’horizon du commun

Judith Butler © Louise Quignon

Figure de la pensée contemporaine, Judith Butler ausculte la façon dont la pandémie de Covid a accentué les inégalités et modifié notre façon d’appréhender les liens sociaux. Elle propose les contours d’un nouveau monde à bâtir. 

Méconnaissable, c’est ce que le monde est devenu pendant la pandémie. Alors que des millions de personnes meurent, que les hôpitaux sont débordés, la vie sociale est à l’arrêt. Les écoles sont fermées, les sorties interdites. Pourtant, les violences ne ralentissent pas, au contraire. Dans ce nouvel essai, Judith Butler cherche à analyser pourquoi la crise sanitaire a accentué l’exercice de toutes les formes de violence comme le racisme, le sexisme, le classisme. Dans quel monde vivons-nous ? s’interroge ainsi sur les conséquences socio-politiques de la pandémie et montre aussi les possibles dynamiques de résistance – par exemple les mouvements Black Lives Matter ou Ni una menos.

Philosophe, Judith Butler forge depuis plus de trente ans une œuvre critique, queer et féministe. Son livre Trouble dans le genre est devenu une référence. Pourtant, loin de se cantonner aux gender studies qui l’ont rendue incontournable dans le monde entier, elle a aussi écrit plusieurs essais qui interrogent politiquement la notion de «  vie  ». Elle étudie aussi bien les inégalités de traitement, les conditions d’une «  vie bonne  » (Ce qui fait une vie) que les pratiques de résistance collectives (Rassemblement. Pluralité, performativité et politique). Invitée intellectuelle de l’année 2023-24 au Centre Pompidou, la philosophe organise un cycle de conférences visibles en ligne autour «  du deuil, de l’affirmation collective de la vie et de la demande de justice  ».

Inégalités et violence sociale

L’inégalité sociale est au cœur de l’analyse de ce dernier essai. Pour Judith Butler, la principale cause de la violence est l’appréhension hiérarchisée de la valeur des vies. Chaque vie n’est pas considérée, protégée et épargnée de la même manière. Si la pandémie a montré que tout le monde pouvait contracter le virus, elle a surtout mis en lumière le fait que nous n’étions pas toutes et tous soignés pareillement. Judith Butler observe que les inégalités économiques, sexistes et raciales se sont aggravées pendant la crise sanitaire notamment du fait des confinements successifs et de la précarisation. Elle examine alors les conditions nécessaires qui font une «  vie vivable  ».

Pour qu’une vie soit vivable, il faut qu’elle soit incarnée – ce qui veut dire qu’elle a besoin de toutes les formes de soutien qui permettent d’avoir un espace à habiter. (…) Mais ces espaces ne se limitent pas à la maison (…) ils incluent le lieu de travail, le magasin, la rue, le champ, le village, la métropole, les moyens de transport, les terres publiques et protégées. 

Dans quel monde vivons-nous ? de Judith Butler

La pandémie a ainsi agi comme un révélateur de la «  désorientation éthique  » qui caractérise notre monde. Conscients d’habiter une planète mondialisée et interconnectée, nous n’avons pas encore su tirer les conclusions face à l’horreur d’un monde qui continue de disqualifier et d’exclure certaines vies.

Choisir l’interdépendance

En s’appuyant sur la tradition phénoménologique – grâce à la pensée de Maurice Merleau-Ponty ou Sara Ahmed – Judith Butler fait de l’interdépendance un concept central pour penser un système social et politique plus juste. Nous ne cessons de nous affecter les uns les autres. Nous partageons le même air. Nous faisons l’amour. Nous nous blessons. Nous modifions le monde en vivant et le monde, en retour, nous change.

Certes, l’interdépendance peut être perçue négativement. Ainsi, la circulation du virus a fait de tout contact le lieu de crainte d’une potentielle contamination. Pourtant, Judith Butler démontre, avec une certaine précision conceptuelle, l’impasse d’une pensée individualiste qui voit dans l’autonomie la seule issue. L’interdépendance existe de fait. Toute tentative pour le nier ne provoque que davantage de violence. Alors, cet entrelacement de nos vies qui se croisent et se touchent devrait, selon elle, être saisi comme l’occasion et la condition pour réaliser notre humanité. 

La tâche est donc moins d’affirmer simplement l’interdépendance que de produire un effort collectif pour trouver ou forger la meilleure forme d’interdépendance possible, celle qui incorpore le plus clairement les idéaux de l’égalité radicale.

Dans quel monde vivons-nous ? de Judith Butler

Tout au long de cet essai foisonnant, l’autrice use d’une langue parfois dense qui se réfère aux théories de celles et ceux qui l’aident dans les sursauts de la pensée d’un possible «  monde commun  ». Pour cela, elle formule le besoin de renforcer les pratiques de solidarité sociale. L’horizon ? Que chaque vie puisse également s’épanouir. Continuant de mêler réflexion philosophique et militantisme politique, Judith Butler nous enjoint à engager notre responsabilité. 

Dans quel monde vivons-nous  ? de Judith Butler, traduit par Christophe Jaquet, Editions Flammarion, 21euros. 

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