Cinq ans après la sortie de son remarqué EP, Le monde s’est dédoublé, et deux ans après la publication de son roman, Clara Ysé nous offre enfin un premier album sublime qui fera date dans l’histoire de la chanson contemporaine. Oceano Nox oscille entre le feu et l’eau, la douceur et la puissance, le corps et le coeur. Rencontre.
Oceano Nox est ton premier album, cinq ans après ton EP Le monde s’est dédoublé. Entre temps tu as écrit un roman. Est-ce que tu lies l’écriture et la musique depuis ton enfance ?
Oui, complètement. J’ai commencé la musique vraiment très jeune. J’ai fait du violon avec les initiations pour enfants de mes 4 ans à mes 14 ans. Pour le chant, c’était très tôt aussi, vers 7 ans. J’écrivais des poèmes quand j’étais petite. Ça a toujours été lié car j’ai eu très tôt un rapport fort à la musique et à l’écriture. Dans ma tête d’enfant, la poésie était du côté de la musique et non de l’écriture. Ça partait du même endroit.
Tu appréhendais les mots dans leur musicalité ?
La musique me rassurait car c’est un langage qui réunit. Dans la musique, il y a une vérité des émotions. Il n’y a pas de mensonges. C ‘était aussi comme ça que j’abordais la poésie et l’écriture de poèmes, une écriture intime d’émotions qui est là pour générer des images plus qu’un sens rationnel. Cette langue est du côté de l’enfance. Ça nous fait peur parce que c’est en décalage avec des émotions vraies.
Est-ce que le fait de chanter tes mots à toi est venu tôt ?
J’ai fait de la musique classique toute mon enfance. J’ai commencé avec une prof de chant lyrique très exigeante. Elle m’a vraiment formée. Pendant plusieurs années, on faisait des exercices. On ne chantait pas d’air. C’était seulement de la technique vocale. Assez rapidement, mon bonheur de la musique était assez peu partageable car pour chanter des airs tu dois t’échauffer avant pendant 40 minutes. J’ai eu envie que le rapport soit direct. J’ ai pris une guitare et j’ai commencé à faire des reprises et à composer. D’ abord sur des poèmes d’Éluard, en particulier Poésie ininterrompue. L’écriture des chansons est arrivée un peu plus tard, à l’adolescence. Au début il y avait vraiment la musique d’un côté et l’écriture de l’autre.
Je trouvais que la langue française a quelque chose de tellement écrit que j’avais du mal à trouver comment écrire dans la musique. J’ai commencé par composer en espagnol. C’est ma deuxième langue maternelle. C’est plus facile de commencer à écrire dans une langue qui n’est pas la tienne parce que tu te protèges un peu plus. Tu n’as pas le même poids des mots et tu ne les investis pas de la même manière émotionnellement. J’adorais composer en espagnol aussi parce que c’est une langue musicale. Cette langue est presque faite pour le chant. Elle résonne.
Pour poursuivre sur l’écriture, les textes de ton album apparaissent comme un sublime hommage aux femmes et à leur puissance, qu’elles soient souveraines, magiciennes qu’elles s’aiment entre elles… Il y a deux chansons pour ta maman aussi. Est-ce que cette thématique du féminin s’est dessinée au fur et à mesure ou c’était à l’origine du projet d’ Oceano Nox ?
Ce n’était pas décidé. Ce qui m’intéressait dans l’album c’était de parler de comment on transforme ce qui a été brisé pour créer un nouveau chemin et un présent désirable. C’est-à-dire, recomposer les choses et réinventer un monde dans lequel ce qui a été brisé prend sens. J’ai eu envie de parler de comment tu trouves ta liberté à toi, comment tu suis ton désir au sens lacanien, ton fil rouge intérieur que tu ne sais pas nommer mais que tu essayes de suivre, comment tu fais pour essayer d’agrandir le réel autour de toi… Et je parle depuis mon endroit. Je suis une femme et j’ai été élevée comme telle. Ce n’est pas tellement la puissance féminine mais le chemin vers sa propre puissance humaine. Le fait est que moi si je parle de mon expérience je suis une femme dans cette société là.
Donc, je peux parler dans « Douce » de l’injonction à la douceur depuis l’enfance, l’injonction à mettre de l’eau dans son vin, à arrondir les choses, à être en empathie. Je les ai questionné parce que je trouve que ce sont des valeurs magnifiques. La douceur est quelque chose d’extraordinaire. Souvent quand ces valeurs sont enseignées comme étant des injonctions qui sont là pour t’éloigner de ta propre puissance tu te retrouves en colère contre elles et c’est dommage. C’était une manière pour moi de dire que la douceur est magnifique et elle peut complètement coexister avec la colère, l’indignation, la tristesse ou les choses plus sombres qui nous habitent. Il ne faut pas qu’on te l’impose, qu’on te demande de dépasser ta colère, de ne pas l’exprimer, d’arrondir les choses… Je pense qu’il y a une puissance générale qui est d’aller vers soi, vers son chemin, celui qui te rend libre, plus à l’écoute du monde autour de toi. Souvent en tant que femme c’est plus difficile de trouver ce chemin-là.
Tu parles de cheminement et ton album s’apparente un peu à une traversée dans le désert. La musique semble nous guider entre l’ombre et lumière. C’est comme ça que tu l’as pensé ?
C’est pour ça qu’il s’appelle Oceano Nox. Dans cet album, j’avais envie de parler de ce qu’on fait avec l’océan qui nous habite la nuit, comment on le traverse, comment tu ne peux pas le traverser si tu n’acceptes pas qu’il est là. C’est une démarche intime. Comment tu laisses une place et comment tu fais pour le transformer, pour qu’il te donne du courage plutôt que de t’écraser. J’ai l’impression que c’est toujours pareil quand tu te lances dans un album ou dans un roman, tu découvres après ce que tu as traversé. C’est vers la fin de l’album que je me suis rendu compte que l’album parlait de comment traverser ces périodes, comment dans l’obscurité tu habitues ton oeil à trouver des lumières qui ont une puissance très forte. C’est aussi un album sur le courage de la joie comme décision intérieure.
Comment on part de cette intimité pour cheminer vers l’universalité par la musique ?
Ce travail doit être lié chez moi au fait que j’ai vraiment un amour inconditionnel pour la musique. J’ai l’impression que j’ai une dette envers la musique, qu’elle m’a intimement sauvé la vie quand j’étais enfant. Je ne sais pas si j’aurais réussi à vivre sans la musique. J’essaye de la transmettre et de partager cette magie que j’ai eu la chance d’avoir dans ma vie comme je peux. Je veux qu’elle puisse accompagner et aider d’autres personnes. Ce n’est pas seulement mon rapport à mes textes et à la musique. Je ne crois pas que ce soit le rôle de la musique de guérir mais je crois qu’elle le fait par conséquence. Comme c’est un espace qui est rare aujourd’hui, elle réunit et peut nous connecter à un endroit d’amour extraordinaire. C’est lié à la joie d’être en vie.
C’est pour ça que dans tes textes tu crées une sorte de cosmogonie reliée au monde ? Ne serait-ce que par le vocabulaire, autour de la terre, le ciel, le soleil, le désert… Il y a l’envie de revenir à l’essentiel de ce que la terre nous offre ?
Quand tu fais de la musique tu cherches un peu à recréer et améliorer le monde. Ce n’est pas conscient mais c’est rassurant parce qu’elle nous offre un espace de répit. Et elle nous arme, nous rend courageux. C’est vrai que l’océan et le feu sont des éléments très présents dans mon écriture. Ils me rassurent parce qu’ils nous préexistent et que j’espère, ils nous survivront. Ils sont plus grand que nous. Quand ça ne va pas, ça fait du bien d’aller voir la mer parce que c’est grand et l’horizon est large.
Là où certains artistes, musicalement mélangent les genres musicaux. Toi les sonorités de tes compositions nous font voyager à travers des musiques venues d’ailleurs. C’est primordial pour toi de travailler avec des instruments d’autres cultures ?
Ça a été un des gros questionnements que j’ai eu sur cet album. Je viens de la musique classique et en même temps j’ai énormément voyagé, notamment en Grèce. J’ai beaucoup écouté de Rébétiko et j’ai des potes qui en jouent. J’ai aussi beaucoup voyagé au Mexique, en Colombie. Les musiques traditionnelles m’émeuvent car elles se partagent de manière hyper pure, n’importe où, et créent une communauté autour d’elles. J’ organise des soirées musicales depuis que j’ai 18 ans chez moi avec beaucoup de musiciens qui jouent toute la nuit. Dans ces moments là, j’ai eu des idées sur les arrangements.
Sur l’album je voulais un instrument que j’adore : le duduk. C’est une flûte arménienne qui est sublime. C’est inexplicable, je ne sais pas pourquoi ce son me fait cet effet, mais dès que je l’entends, je pleure. J’avais envie de réussir à faire coexister les sons qui m’habitent et les différents milieux musicaux que j’ai traversé. C’est propre aux gens qui vivent en ville. Aujourd’hui, la musique est multiculturelle. Mais c’était aussi important pour moi de ne pas aller emprunter à un genre, quelque chose dont je ne maîtrise pas les codes. Le duduk est un instrument qui est joué d’une certaine manière, très souvent avec des gammes particulières, celles de la musique arménienne. Et là j’avais vraiment envie de l’utiliser dans le son. C’est-à-dire je voulais faire rentrer ce son qui m’émeut dans mon univers et que ce ne soit pas une appropriation d’un son qui ne m’appartient pas.
Tu as l’impression de créer une couleur musicale avec toutes les sonorités qui t’ont nourri émotionnellement ?
Je dirais que c’est un peu mystique. Essayer de trouver son son c’est comme trouver ton désir. Tu ne le trouves jamais vraiment et tu mets toute ta vie à essayer de le trouver. Ça encourage à une certaine radicalité pour vraiment aller à l’endroit où ça te semble juste émotionnellement parlant. Personnellement, j’adore Rosalia pour ça. Je trouve qu’elle est incroyable parce qu’elle va mélanger des sons qui n’ont absolument rien à voir sauf qu’elle le fait d’une telle façon que c’est complètement son langage. Tu as l’impression de toucher un peu à son âme parce que c’est un son qui lui ressemble à elle. Et c’était vraiment quelque chose que je cherchais dans cet album
Quand tu composes, tu est en recherche perpétuelle de ton son ?
Comme beaucoup, je pense que je travaille beaucoup avec l’émotion et un truc très instinctif. Il y a des sons dans ma vie qui m’ont brisé, qui m’ont bouleversé et qui ont changé ma vie. Ces sons là, j’ai envie de les réunir et de les offrir comme un petit écrin.
Ça rejoint autre chose dans l’album que tu as évoqué, c’est l’instinct. On sent qu’Oceano Nox a été très travaillé mais qu’il y a eu une part de cet instinct d’improvisation caché derrière…
Ça me touche parce que c’est vraiment ça. On a beaucoup travaillé avec Sage avec qui j’ai co-réalisé l’album. C’était mon obsession. Je voulais que ce soit pensé et travaillé mais ne jamais perdre le côté brut et direct de l’émotion. Ça rejoint ce qui m’a plu dans la musique classique, dans le sens où je trouve que la voix, quand elle est travaillée tu as cette impression d’un point de vue extérieur que parfois ça perd une certaine forme d’authenticité mais dans les grandes grandes voix classiques ce qui est bouleversant c’est que tu te rends compte que la technique n’est là que pour retirer les couches qui font que le coeur ne va pas direct de ta voix à la personne qui est en face. Il y a un travail monumental sur des années de technique vocale et qui est là simplement pour retirer les couches. C’est un peu ce que j’ai cherché à faire dans cet album, c’est-à-dire construire pour atteindre une intensité émotionnelle pure et brut.
Et justement le chant lyrique est-ce que ça t’a aidé pour trouver ta voix ?
Oui. La technique de chant classique c’est une base que tu retrouves dans toutes les techniques de chant. C’est un travail sur le souffle, sur le placement de la voix dans tes résonateurs. On dit « chant lyrique » parce que tu vas te focaliser plus sur un répertoire et sur une manière de transmettre un répertoire mais la base de la technique est similaire. Ça m’a beaucoup appris là dessus dans le sens où j’ai tellement chanté de musique classique de Bach à Mozart, que dans ma façon de composer il y a quelque chose qui est imprégné. Ça fait partie de mon univers intérieur.
Que penses-tu de cette comparaison de voix avec Barbara ? Peu de chanteuses approchent son timbre.
J’ai énormément écouté des voix de femmes qui m’ont marquée. C’est souvent des femmes qui étaient dans des rapports assez expérimentaux à la musique. Barbara je l’ai beaucoup écouté mais c’était ses textes qui m’intéressaient. Celles qui m’ont encore plus marquée musicalement c’est Björk, Nina Hagen, Chavela Vargas au Mexique. Ce sont des chanteuses dont je sentais qu’elles débordaient. Barbara aussi elle déborde d’ailleurs, c’est ce qui est beau chez elle. Après il y a eu plein de chanteurs aussi, Leonard Cohen, par exemple, je suis fanatique. Mais dans les chanteuses, je pense que quand tu grandis et que tu chantes tu as des identifications qui se font intimement. J’étais vraiment touchée par les chanteuses qui n’avaient pas peur de casser les codes, d’oser parfois faire des choses qui ne marchent pas. Oser être d’un hyper mauvais goût pour après faire un truc sublimissime. Cette liberté là je pense que c’est une liberté qui m’a donné envie et inspiré.
L’autre contraste de ton album, c’est un mélange puissant entre la vulnérabilité et la puissance, tu l’as pensé ainsi ?
J’ai travaillé dessus. Je ne l’ai pas encore bien compris, je pense que ça viendra, dans le sens où c’est une des recherches de l’album qui est encore un peu inconsciente. Mais je pense que sur cet album, j’ai vraiment essayé d’aller dans des zones intimes difficiles à formuler et notamment parce que je voulais travailler sur cette question de ce qu’on fait avec notre nuit, comment on se répare, et comment réparer, souvent, ce n’est pas réparer. C’est accepter que tu ne peux pas réparer ce qui est cassé et réinventer autre chose. Cette voix-là est une voix plus fragile, plus intime, plus vulnérable, elle est hyper présente dans l’album parce que souvent les chansons sont nées de cet endroit-là. Elles viennent d’une faille. J’ai essayé dans ces morceaux de garder une polarité. Je voulais aller dans cette démesure que j’adore, qui est liée à la musique et à la fête et en même temps que cette chose dialogue avec la faille, quelque chose de fin et de fragile.
Comment tu as travaillé le live de ton album ?
Je suis très contente du live. Quand je vais voir des concerts, j’adore quand les concerts sont très différents des albums. Et en tant que musicienne je trouve que c’est génial de réarranger des chansons sur scène. D’un point de vue pratique, vu le nombre de musiciens qui sont sur l’album c’était juste impossible de faire un live tel quel. On a vraiment tout réarrangé, je suis trop heureuse Il y a un claviériste qui est sur des synthés, il y a une guitare électrique avec des pédales d’effet, une batterie qui est très atmosphérique. Et il y a un saxophoniste qui travaille sur des boucle continues. C’est une technique dans le saxophone que peu de personnes savent faire C’est un truc où tu ne peux pas t’arrêter comme une transe. Les sons sont plus stylisés comme des textures que comme des solos.
Tu réalises aussi tes clips, comment est née cette envie ?
C’est parti d’un fait très concret Quand j’ai sorti mon EP, j’avais tout fait en auto-production avec mes potes dans une cave en dix jours. J’avais énormément travaillé dessus mais j’avais très peu de moyens. Je l’ai fait très vite parce que c’était lié à la mort de ma mère. J’avais besoin que ça sorte L’EP était presque comme un live plutôt qu’un album produit. À ce moment là je n’avais évidemment pas de label et j’avais commencé à bosser avec Mélissa Phulpin qui a été la première personne avec qui j’ai travaillé Et elle m’a dit de faire un clip mais je ne pouvais pas payer un réalisateur. J’ai réuni plein d’amis et c’était une expérience géniale. Sur Oceano Nox, c’était tellement sincère de A à Z dans la démarche, entre la composition, l’écriture, le fait de co-réaliser l’album, d’aller vraiment au bout que je ne me voyais pas du tout confier l’image à quelqu’un d’autre. Je préférais la faire moi quitte à ce que les fragilités en prennent résonance avec celles des textes et des compositions. Je voulais aller au bout du geste.