Sélectionné en compétition officielle à la Semaine de la critique de la Mostra de Venise, Le Vourdalak, premier long-métrage d’Adrien Beau, se présente comme un conte gothique nous ramenant aux origines du vampire.
Le Vourdalak, adaptation de la nouvelle La famille du Vourdalak de Tolstoï, raconte l’histoire d’une famille slave s’auto-détruisant lorsque Gorcha, le père de famille, réapparait dans son foyer sous la forme d’un vourdalak, un mort-vivant tuant ceux qu’il aime. Avec cette toile de fond, Adrien Beau s’amuse à questionner de nombreux aspects des relations sociales, amoureuses et familiales qui transcendent l’époque du film pour nous toucher maintenant. Nous l’avons rencontré afin de mieux cerner ses influences et son univers étrange et horrifique.
C’est votre premier long-métrage, avant ça vous avez fait deux courts-métrages : un fantastique (La petite sirène) et un d’époque (Les condiments irréguliers). Est-ce que ce film est la fusion de ces deux courts ?
On dirait, oui. J’ai toujours aimé les monstres. La petite sirène, c’était un monstre, une marionnette. Les condiments irréguliers, c’était plutôt un personnage qui tue tout le monde, qui est monstrueux, avant tout moralement, mais qu’on a quand même traité comme un monstre avec une manière de bouger très bizarre. J’aime bien les films d’époque, parce que c’est un univers qu’on peut fabriquer entièrement et qui nous éloigne d’aujourd’hui et qui, du coup, est déjà tellement dans un autre monde et une autre époque ! Ça ne se démode pas non plus, puisque ça reste en dehors du réel. Et comme j’ai travaillé dans la mode, que je viens du dessin, à la base, de la sculpture, ça me plaisait beaucoup de fabriquer un univers entier où tout est réinventé.
Est-ce que ça a été compliqué de trouver des financements pour un film d’horreur ?
Dans la mesure où c’est mon premier projet qui a nécessité autant de financements, je ne peux pas comparer avec d’autres expériences. Mais la productrice, Judith Lou Lévy, c’est une guerrière et quand on est partis en tournage, on avait la moitié du budget qu’il nous fallait.
Comme j’ai écrit le scénario, réalisé, interprété la marionnette et participé à beaucoup de choses de l’ordre de la direction artistique, la production, je ne suis pas trop au courant de comment ils ont fait.
Le film est adapté d’une nouvelle de Tolstoï, avez vous un lien avec cet auteur ?
Non, pas du tout. Quand j’ai rencontré Judith, la productrice, c’était pour un projet il y a sept, huit ans, que je n’ai jamais fait et elle m’a dit : « Je veux pas faire ça, mais je veux faire un film de vampire avec toi ». J’avais lu cette nouvelle il y a longtemps et quand elle m’a dit un film de vampire, je me suis dit : « Ah bah, je connais une histoire de vampire qui est pas très connue et qui est vraiment particulière ».
Ce n’est pas un vampire aristocrate dans son château. C’est un truc qui parle des vrais vampires, c’est à dire des vampires auxquels les gens croyaient. Parce que Dracula ça a été écrit tellement tard que les gens n’y croyaient déjà plus, c’est un personnage de roman. Et ça me plaisait ce côté « dans la forêt », coupé du monde. Une famille, le niveau zéro de la société, la plus petite échelle qui soit. La cellule familiale dont ils sont prisonniers, tous, avec cet amour dévorant qui, en fait, n’est pas de l’amour.
La nouvelle me plaisait mais sinon j’ai lu le reste de ce qu’il a écrit, j’ai eu le temps. Bon, c’est moins bien, ses deux autres nouvelles de vampires. Sinon, il a écrit beaucoup de poésie et beaucoup de carnets de voyage et des choses comme ça. Non, c’est l’histoire, pas l’auteur, qui m’a donné envie de faire ce film.
Vous aviez envie de revenir au folklore du vampire, de vous éloigner du vampire aristocrate.
J’avais envie de parler du proto-vampire. D’où vient cet archétype qu’on connaît tous ? De cette croyance populaire slave, qui est très concrète : un mort revenu à la vie. C’est le cinéma qui a séparé les morts-vivants des vampires. Les deux, ce sont des revenants en corps. C’est-à-dire que, contrairement aux fantômes, ils ne sont pas intangibles, ils ont une matérialité : ce sont des corps qui reviennent pour se nourrir. Qu’ils se nourrissent de la chair, de la cervelle ou du sang, c’étaient les mêmes : le Vourdalak, le Vrykolakas, le Broucolaque, il y a pleins de mots comme ça.
Et au cinéma, ils ont été séparés par Dracula d’un côté, et les zombies de l’autre. Les vampires qui sont des aristocrates très séduisants et les zombies qui sont la plèbe, qui sont dégueulasses, mais qui sont les mêmes personnages à la base. Ça me plaisait de revenir à un truc très concret, que ce soit un objet, c’est pour ça aussi la marionnette.
La marionnette, on voit que c’est faux, mais on voit que c’est vrai, qu’elle est là. C’est la suspension d’incrédulité. Il faut qu’elle soit très grande. C’est un contrat passé avec les spectateurs. S’ils l’acceptent, super. Si ils ne l’acceptent pas, il faut qu’ils sortent de la salle, parce que ça va être de pire en pire jusqu’à la fin du film. C’est un objet qui est là et qui n’est plus une personne, pas une personne. Et on voit tous que ce n’est pas une personne et ça provoque un sentiment de gêne quand tu vois le film. Mais par contre on ne voit pas comment ça marche.

Comment avez vous fait pour opérer la marionnette de Gorcha, le Vourdalak ?
Le plus archaïquement possible. J’ai ma main dans sa tête, et avec ces doigts je fais bouger sa bouche, avec celui-là je fais bouger ses yeux et celui-là ses paupières. C’est exactement comme Kermit la grenouille. Avec ma main gauche qui reste, je fais bouger son bras gauche, et il y a une commande pour faire bouger son poignet. Quelqu’un d’autre, qui est à côté de moi, fait bouger le bras droit, on est deux à l’animer. Ensuite on fait une double passe et on nous efface. C’est vraiment les effets spéciaux les plus anciens du cinéma. Et comme ça, il a l’air de bouger par magie.
Opérer une marionnette et réaliser, ça devait être difficile, non ?
Tout a été très bien préparé. J’ai fait un story-board de tous les plans. C’est sûr qu’avec ce genre de dispositif, tu ne peux pas décider de mettre la caméra là et puis tourner. Ça demande évidemment une préparation, mais on était organisé. C’était plus compliqué par rapport à la météo, parce qu’on a eu un temps horrible. Ils sont sensés manger dehors alors qu’il faisait moins douze, c’était l’horreur. Gorcha, ça devient un acteur comme un autre. Quand on a besoin de lui, il est préparé, on a même pas besoin de le maquiller.
Ce problème de météo, est-ce que ça a été la seule complexité du tournage ?
Tout était compliqué. Il fallait une heure et demie de maquillage pour chacun des comédiens. Il y avait des costumes. Sdenka (Ariane Labed) doit marcher dans les bois avec sa traîne d’un mètre cinquante, alors qu’il y a des ronces partout. Donc, il fallait tout ratisser, puis ensuite remettre des feuilles mortes par-dessus pour que ça ne se voit pas qu’on a tout aplani. C’est assez complexe de faire des films d’époque ou des films qui se passent dans un autre univers. Mais c’est ce qui me plaît. Ce que je trouve le plus beau : le conte, le rêve.
Le maquillage du marquis d’Ufre (Kacey Mottet Klein) est très important dans l’histoire, mais c’est assez étonnant de voir cela en pleine forêt.
Je sais que dans la vie, les ambassadeurs dans la forêt, ne se maquillent pas comme à Versailles. On en a fait des personnages de dessins animés ou de bandes dessinées. Ils ont tous un costume très particulier, la caractérisation est un peu extrême pour faire comme dans un conte. Pour renforcer les contrastes entre eux, afin qu’à l’image il se passe quelque chose, qu’on comprenne que ce sont des personnages.
Vous dites que le film est un conte, un conte horrifique, cela peut faire penser à l’expressionnisme allemand, aux films de Fritz Lang notamment. Est ce qu’il y a eu une influence de ce cinéma sur le votre ?
Fritz Lang, c’est quelqu’un qui m’a émerveillé. Je l’ai découvert assez tard, vers vingt ans, vingt deux ans. J’ai découvert les Nibelungen, par exemple, et ça, dans le jeu je trouve que c’est une éternité parfaite. Il y a cette séquence où Siegfried meurt et on amène le cadavre, et sa femme, Kriemhild, est perdue. C’est un montage alterné et c’est très moderne. On la voit éperdue, courir dans les couloirs parce qu’elle ne sait pas encore qu’il est mort. Les gardes le posent dans une salle et, dans le fond, il y a une petite porte qui s’ouvre et elle se bloque dedans avec les yeux grands ouverts face au cadavre de l’homme qu’elle aime. Et là, pendant une minute trente, elle s’approche de lui.
C’est une espèce de danse et elle a une manière de se tordre les poings, de faire une gestuelle qu’on ne connaît plus aujourd’hui : c’est une performance d’actrice magnifique. Et je me suis dit : mais qu’est-ce que c’est le jeu des acteurs ? Est-ce que c’est mentir ? Est ce que c’est faire croire qu’ils éprouvent vraiment ça ? Alors qu’on sait bien que c’est pas vrai, on est dans une salle de cinéma. Ou est-ce que c’est proposer autre chose ? Une performance qui amène d’autres choses, qui inclut la danse, la voix aussi, qui inclut tout ce qu’un corps humain peut faire et qui inclut du cirque aussi ?
Et pour raconter une histoire de vampires, je préfère aller dans le conte total et dans ces choses là, et l’expressionnisme allemand, c’est une référence merveilleuse. Je ne me prends pas pour Fritz Lang ! Mais je trouve que ce ne sont pas des choses qui sont anciennes, ce sont des choses qui existent.
Dans ce conte, la famille à un rôle central. Elle s’entredéchire par « amour » , mais est-ce qu’il y a vraiment de l’amour dans cette famille ?
Aujourd’hui, avec #metoo, avec la remise en cause du patriarcat, on se rend compte qu’on ne tue pas par amour. Tu vois, c’est quelque chose qu’on a dit pendant des siècles. Tuer par amour, c’était possible. Aujourd’hui, non. Si tu tues quelqu’un, c’est la preuve que ça n’est pas de l’amour. C’est de la passion, de l’emprise, ce que tu veux, mais pas de l’amour. Et dans ce film, l’amour, je ne sais pas tellement où il est.

Il y a une sorte de modernité qui se dégage du film malgré l’époque dans laquelle s’inscrit l’histoire.
C’était intéressant de voir comment ça résonnait aujourd’hui, cette histoire d’un père, d’un patriarche. Qui revient, qui ne veut pas mourir. Qui est mort, mais qui revient pour imposer aux siens sa domination. Et ça représente ce qu’on vit avec la pensée masculiniste et militaire du monde. Jegor (Grégoire Colin), qui est le bras armé de son père, et qui est bête comme tout, il est dans le déni total. Et la bêtise tue. Sdenka lui dit : « Que ceux qui refusent d’ouvrir les yeux répondent des malheurs qui nous attendent », et ça, c’est une phrase qui est mot à mot dans la nouvelle.
Sauf que c’est pas Sdenka qui dit ça. Dans la nouvelle, Jegor se doute que son père est peut-être un Vourdalak comme c’est un homme intelligent, un soldat fort. Alors que Sdenka était vraiment idiote. Une espèce d’oie blanche qui est vraiment amoureuse du héros, d’Urfé. Elle pense que son père va très bien, elle est complètement débile. Et on a aimé, avec Hadrien Bouvier, le co-auteur, s’approprier cette histoire. Pas du tout pour la moderniser ou la dépoussiérer, ce que je déteste. Les gens qui disent : on va dépoussiérer Racine, on va dépoussiérer les autres, quel intérêt ? C’est la poussière qui est intéressante. C’est le fait de voir que malgré les siècles, les gens sont toujours les gens et que ça a toujours existé.
Ça a toujours existé les gens qui se préfèrent d’un autre genre, les gens qui n’aiment pas leurs propres enfants, les mères qui veulent mourir parce que leur enfant est mort. On a essayé de parler de choses humaines, de choses tragiques, qui sont souvent oubliées, mises de côté, dans le cinéma d’horreur.
Est ce que pour finir, vous pouvez nous donner une définition de ce qu’est, précisément, un Vourdalak ? Quelles sont ses capacités ?
Moi, j’ai ma petite idée, mais je pense qu’il faut pas le dire. Ce qui est terrifiant, c’est l’inconnu, les ténèbres et tout ça. Et donc de ne pas savoir s’il a des pouvoirs magiques. À un moment, il jette d’Urfé, sans même le toucher, dans un arbre. Il est très fort. Il marche au plafond aussi.
Mais ce qu’a fait Bram Stoker, et ce qu’ont fait les gens de cinéma qui ont fait des films sur Dracula ensuite, c’est qu’ils ont rendu le truc un peu nul. Parce qu’on sait qu’il a des dents, on sait qu’il ne se reflète pas dans le miroir, on sait que s’il va au soleil, il meurt. On lui donne comme ça des pouvoirs, et puis des faiblesses, et du coup, on le définit comme on ferait de la biologie, comme si on parlait d’un animal, avec ce qu’il peut faire, ce qu’il ne peut pas faire. Et du coup, il ne fait pas peur. Ça devient juste des sciences naturelles. Alors que là, il y a un truc : la seule chose qu’on sait, c’est qu’il aime, et que c’est dangereux.
Le Vourdalak, réalisé par Adrien Beau et distribué par The Jokers Film, au cinéma le 25 octobre.