Titre d’un des recueils d’Audre Lorde, Charbon est aussi la matière alchimique à partir de laquelle la poétesse fait advenir ses poèmes. Dans ce monde, la terre est sèche, les coups de tonnerre ne cessent de retentir alors que les êtres continuent de lutter et d’user de mots-diamants.
Paru du vivant de l’autrice en 1976, Charbon fait aujourd’hui l’objet d’une republication bilingue aux éditions de l’Arche, deux ans après celle de La Licorne noire. Il a été traduit par le collectif Cételle, composé de sept traductrices. Divisé en cinq parties, il faut noter que certains poèmes sont des reprises modifiées d’anciens poèmes parus dans ses deux précédents recueils, The First Cities (1968) et Cables to Rage (1970). À cette époque, ces changements permettent notamment à la poétesse de préciser le genre de celle dont elle parle ou à qui elle s’adresse, ne laissant plus planer de doute quant à son lesbianisme.
Autrice, essayiste et militante, Audre Lorde (1934-1992) fuit, de toutes ses forces, l’enfermement identitaire. Plurielle, elle se présente comme femme noire, féministe, lesbienne, guerrière, mère. Née de parents émigrés des Caraïbes, elle étudie à l’Université de Columbia puis travaille comme bibliothécaire et professeure à l’Université. Dans ses œuvres – telles que son essai Sister outsider ou son autobiographie Zami : une nouvelle façon d’écrire mon nom – elle s’engage en faveur des droits civiques et contre toutes formes d’oppression depuis son expérience personnelle. Elle s’oppose à la structure « raciste, patriarcale et anti-érotique » de notre société et ouvre ainsi la voie à ce qui prendra le nom de pensée intersectionnelle. Pour Audre Lorde, écrire c’est résister – à la silenciation, à la terreur, à la sujétion.
Tous les poèmes que j’ai écrits
sont les chroniques d’un pays maintenant assimilé
un jugement modeste
graillonnant et crachant
je les ai expulsés un peu comme des enfants.
Maintenant ma gorge est claire
et peut-être vais-je à nouveau parler.
« Presse-papier », dans Charbon d’Audre Lorde
Les poèmes réunis dans Charbon sont des germinations qui puisent dans le terreau autobiographique et qui, ensuite, fleurissent et s’épanouissent dans les méandres de la langue. Au fil des pages, différents cycles s’enchâssent. Les générations se succèdent, les saisons s’enchainent, les marées vont et viennent, les êtres naissent et meurent. La poétesse mêle déclarations d’amour, tombeaux aux êtres disparus, réflexions lexicales, dénonciations systémiques.
De l’importance de l’autodétermination
Audre Lorde ne se contredit pas en voulant, férocement, maintenir une visée double : mettre des mots sur l’inacceptable et décrire la réalité de l’amour. Ainsi, elle dit la faim et le désir, la neige et la chaleur, la honte et la jouissance, la domination et l’horizon. Son approche militante de la poétique dénonce les différentes formes de domination systémique (racisme, sexisme, homophobie) mais cherche aussi toujours une ouverture (motif récurrent de son œuvre) sensible et érotique qui puisse sublimer les sévices subis en un horizon collectif et joyeux. Audre Lorde fait entrevoir, par ses mots, la possibilité d’une action politique qui mènerait à une vie autre.
Quelles en seraient les coordonnées nouvelles ? La poétesse dit l’importance du savoir, de l’apprentissage, de la transmission. Ainsi, elle s’interroge sur l’éducation et ce que l’on fait passer de ses idéaux à ses enfants. Elle écrit sur la maternité dans « Maintenant que je porte un enfant à jamais » : « Je t’ai fait naître (…) mes jambes étaient des tours entre lesquelles / Un nouveau monde passait ». Elle pose aussi des mots sur la puissance du plaisir né du contact charnel dans « Par une nuit de pleine lune » : « La courbe de ton corps impatient / se prête à ma main impatiente / tes seins chauds comme un soleil / tes lèvres vives comme des oisillons / entre tes cuisses le goût / acide et doux des citrons verts ».
S’il fallait parier sur le mot qui incarne ce point d’horizon vers lequel la poétesse ne cesse de tendre son arc poétique, on pourrait élire celui de liberté. Audre Lorde, grâce à la poésie, cherche à dire les sensations viscérales qui la traversent et à formuler les injustices subies. En comparant les mots à des « diamants », elle fait de l’écriture une arme précieuse et vitale pour rompre le silence assourdissant qui cache la violence (des hommes avec les femmes, des femmes blanches vis à vis des femmes noires). Tout en voyant loin, Audre Lorde n’oublie jamais le lieu depuis lequel elle parle. Ou peut-être faudrait-il dire depuis lequel elle chante ? Quand, dans les archives du documentaire Audre Lorde – The Berlin years 1984 to 1992 de Dagmar Schultz, on entend la poétesse déclamer ses poèmes, chaque son vibrionne si fort que c’est un enchantement.
Charbon, recueil d’Audre Lorde, traduction du collectif Cételle, éditions de l’Arche, 16euros.