Aujourd’hui, Camus est mort. Ou c’était peut-être hier. Quoiqu’il en soit, Olivier Gloag sort cette imposante figure du tombeau patrimonial, pour la repositionner politiquement hors de toutes les zones de flou que l’auteur a lui-même entretenues, et dans lesquelles la postérité se plaît à le maintenir.
Le projet d’Olivier Gloag dans ce court essai est presque inverse à ce que déclare son titre, Oublier Camus. À travers cette remise en contexte historique, médiatique et littéraire richement documentée, il ramène l’écrivain en pleine lumière. Défenseur des droits algériens tout en étant colonialiste, révolté contre les révoltes, résistant à géométrie variable ; les nombreuses contradictions qui entourent l’écrivain révélées dans ce texte en font un morceau passionnant sur la désorientation, comme dirait Alain Badiou, et aussi le portrait brûlant d’actualité d’une confusion organisée au profit du maintien de l’ordre en place.
Contradictions roublardes
Il n’est pas question ici de juger ni de condamner Camus, mais de re-complexifier une figure aplatie par le rouleau compresseur patrimonial, et d’examiner comment un auteur en vient à être revendiqué par des individus ou institutions de tous bords.
Quoi de commun entre George W. Bush, un Afro-américain condamné à mort en Indiana, l’extrême droite française, la Fédération anarchiste, Le Figaro, L’Humanité, des stars d’Hollywood et des intellectuels arabes anticolonialistes ? Tous revendiquent l’héritage de Camus.
Olivier Gloag, Oublier Camus
Cet examen le fait sortir d’une neutralité vénéneuse. En partant de ses textes et de ses éditos, Gloag rappelle sa position sur la colonisation en Algérie. Il appartenait à une frange politique qui revendiquait plus de droits pour les algérien·nes, mais au nom d’un calcul stratégique estimant que cela permettrait d’assurer plus durablement la situation coloniale.
Toute la duplicité camusienne se cristallise dans cette position ambivalente : à la fois progressiste et conservateur, progressiste dans la conservation, c’est ce que Gloag nomme « l’humanisme abstrait ». Toute la trajectoire politique d’une voix très influente dans son temps est retracée ici. Au fil des pages, et des nombreuses recontextualisations, émerge une cartographie méthodique d’une confusion organisée, qui apparaît soudain d’une grande clarté et lumineuse bien au-delà de la question de Camus.
Matières à conflit
La partie du livre qui revient sur la querelle entre Camus et Sartre détient la clé du système médiatique camusien. Toutes les oppositions entre les deux auteurs, entre absurde et existentialisme, pacifisme général et activisme politique, peuvent se réduire à un seul fait décisif : le dégoût qu’a le premier pour le marxisme du second. C’est la haine et la crainte du matérialisme historique, redoutable machine à situer, qui les divise. Ainsi, en anti-communiste féroce, au nom d’une liberté toute droit jaillie de la nuit immémoriale, Camus lutte farouchement pour se maintenir hors de l’histoire et pour ne pas se positionner clairement.
C’est là encore l’injonction à « entrer dans l’Histoire » qui avait suscité l’ire de Camus envers son « ami allemand ». À la suite de cette dispute, Sartre et Camus ne se parlèrent plus pendant des mois.
Olivier Gloag, Oublier Camus
Par sa précision, Gloag livre un mode d’emploi de la construction d’une figure dépolitisée, à laquelle on peut faire dire tout et son contraire. Si quelques interprétations paraissent moins convaincantes que d’autres, il rappelle néanmoins combien historiciser demeure un geste d’une implacable puissance subversive et politique pour faire sortir les voix de leurs partisanes ambiguïtés, à leurs dépens bien sûrs.
Oublier Camus, Olivier Gloag, La fabrique éditions, 15 euros.