LITTÉRATURE

« L’Échiquier » – Le je de l’écrivain

© éditions de minuit
© éditions de minuit

Dans son dernier livre, Jean-Philippe Toussaint propose de revenir sur certains épisodes de sa vie. Il se donne pour consigne formelle d’égrainer ses souvenirs en 64 chapitres, nombre de cases présentes sur un jeu d’échecs. 

«  La littérature et les échecs ont toujours eu partie liée.  » Cette affirmation témoigne en effet de la récurrence du motif du jeu d’échecs dans la trajectoire de l’écrivain. Ainsi, le premier roman qu’il a écrit, mais qui n’a pas été publié, s’appelait déjà Échecs : «  il racontait l’histoire d’un championnat du monde d’échecs qui durait dix mille parties, qui durait toute la vie, qui était la vie même  ». Aujourd’hui, il fait paraître L’Échiquier  ainsi qu’une nouvelle traduction du Joueur d’échecs de Stefan Zweig qu’il décide de renommer : ÉchecsCependant, ce ne sont là que quelques exemples de la présence répétée de ce jeu de société dans le parcours de l’auteur.

Jean-Philippe Toussaint, écrivain belge qualifié de « nouveau nouveau romancier », rencontre le succès avec son roman, La Salle de bain, publié en 1985 aux éditions de Minuit. Puis, en 2005, il reçoit le prix Médicis pour son roman Fuir. Reconnaissable par son style minimaliste, Jean-Philippe Toussaint aime à raconter des scènes prosaïques tout en poursuivant une réflexion sur le sens de la vie, toujours émaillée d’images poétiques.

Parcours autobiographique, L’Échiquier commence au début de la pandémie sanitaire de 2020. Alors que la perspective du confinement se dessine, sa stupéfaction se fait croissante face à l’absence de projet programmé. Ainsi, il décide de débuter ce livre en parallèle de la traduction de la nouvelle de Zweig. L’Échiquier tient à la fois du journal de bord en ce qu’il consigne les événements qui mènent progressivement au confinement, de l’essai réflexif sur l’exercice d’écrivain et de traducteur mais aussi de l’album mnémonique en tant qu’il recollectionne des souvenirs du passé. 

Faillir, se souvenir, écrire

Les échecs, jeu d’abstraction et de logique, font écho à la rigueur stylistique que s’impose Jean-Philippe Toussaint. Mais ce jeu apparaît aussi, au fur et à mesure des pages, comme le cœur même de son écriture c’est-à-dire le «  fil rouge  » et la «  genèse  » de son trajet d’écrivain. Aussi, il se remémore les parties d’échecs partagées avec son père, ses entrainements pour apprendre des tactiques gagnantes, l’émotion du spectacle des championnats du monde d’échecs à Londres en 1986, à Paris en 1990 ou encore l’étonnant quadrillage noir et blanc dans l’école de son enfance : 

Je regardais ce vieux carrelage noir et blanc aujourd’hui sec et poussiéreux sur lequel se reflétaient et s’entremêlaient des ombres en mouvement, lentes et paresseuses, venant des branches des marronniers de la cour de récréation ou de plus loin encore, des abysses du passé, et je me suis alors rendu compte — jamais cela ne m’avait frappé auparavant — que le sol du hall d’entrée de mon ancienne école avait des allures d’échiquier. 

Jean-Philippe Toussaint, L’Echiquier

Les cases du tablier d’échecs sont comme la «  géographie de la mémoire  » de l’auteur qui, en les re-parcourant, ravive souvenirs et questionnements. Les premières lettres tracées à l’encre sur le cahier d’écolier, les cigarettes de l’adolescence, la difficile période en pension, les premiers fantasmes imaginés, les origines lituaniennes maternelles, les noms de rues, les amis perdus de vue ou disparus, la très légère trace de rouge à lèvres laissée sur les dents de Madeleine, leur premier baiser, leur emménagement à Berlin, la naissance d’Anna et Jean, leurs enfants.

Ces remémorations, emplies d’émotions, font émerger plusieurs figures importantes de la vie de l’auteur et notamment celle du père. Il partage avec lui le goût du jeu et des mots et, c’est sûrement en prononçant une phrase, un jour, qu’il a, d’une façon totalement inconsciente, permis à son fils de s’autoriser à écrire (lui qui refusait de le laisser « gagner aux échecs »).

Écrire, traduire, jouer

Oscillant entre autobiographie et théorie, Jean-Philippe Toussaint nous plonge dans une mise en abyme de l’auteur au travail dans son propre livre. Ainsi, il commente l’ouvrage en train de se faire  : «  Le nouveau livre que j’ai commencé avance bien, il me surprend chaque jour davantage. Les pages s’accumulent, je ne me relis pas au jour le jour. Il sera toujours temps plus tard. »

L’auteur décrit l’avancement de son projet, les choix qu’il fait, les voies qu’il suit. Il donne le détail des rituels mis en place pour ses journées et liste les étapes depuis le manuscrit en passant par les épreuves jusqu’aux toutes dernières relectures. Il ne passe sous silence ni les scrupules, ni la «  quête épuisante de la perfection  », ni les douleurs physiques qui font partie de cette création en chemin. Non sans humour, il ponctue néanmoins : «  Je ne vais quand même pas vous raconter ma vie  ». De fait, il élargit la réflexion et partage sa conception de l’écriture et de la traduction  : un travail de fourmi convoqué par les mots, la syntaxe, la ponctuation qui demandent lenteur, minutie et reprise. Aussi, pour Toussaint, écrire, traduire ou jouer c’est faire face à des obstacles et avoir la patience et l’inventivité de trouver une solution à la difficulté.  

Face à la position complexe à laquelle on est confronté, sur la page ou sur l’échiquier, on tourne et retourne mentalement toutes les données du problème, on prend la mesure du casse-tête qu’il s’agit de résoudre. On tâtonne, on essaie, on revient en arrière. (…) Et soudain, le miracle opère. Dans une intuition lumineuse, tout se résout, se libère, se dénoue, et on découvre soudain la clé unique, miraculeuse, qui englobe les résolutions individuelles de chacune des contraintes du problème auquel on était confronté. 

Jean-Philippe Toussaint, L’Echiquier

Jean-Philippe Toussaint, dans L’Échiquier, décrit tout à la fois le plaisir intense qui émane des échecs, la façon dont ce jeu peut constituer une trame pour dire sa vie mais aussi le travail à l’oeuvre pour rendre sensible la matière des mots sur le velouté de la page.

L’Échiquier de Jean-Philippe Toussaint, Éditions de Minuit, 20euros. 

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