Avec Brontëana, Paulina Spucches dresse une biographie haute en couleurs des Brontë et plus particulièrement de la cadette Anne. Souvent oubliée, l’autrice de La locataire de Wildfell Hall (1848) a laissé derrière elle une œuvre littéraire riche.
L’entrée en littérature des sœurs Brontë devait se faire modestement. Pourtant, elle a de suite suscité l’intérêt. Les éditeurs et les cercles mondains se demandaient qui pouvaient bien être ces Curer, Ellis et Acton Bell qui publiaient la même année (1847) trois romans : Jane Eyre, Les Hauts de Hurlevent et Agnes Grey. S’agissait-il de trois hommes différents ou d’un même auteur dissimulé sous trois noms ? La surprise fut totale quand les sœurs dévoilèrent leur identité. Cet évènement, fondateur, contribua certainement à forger leur légende. Presque deux siècles après leur disparition, les Brontë fascinent toujours autant. Une obsession mondiale qui doit autant à leurs œuvres qu’à leur histoire exceptionnelle : trois sœurs autrices dans le contexte bridé de l’époque victorienne. Parmi les trois sœurs cependant, Anne a été oubliée du grand public. Cet oubli a piqué la curiosité de Pauline Spucches.
En 2021, Spucches s’intéressait déjà à la mystérieuse et discrète photographe Vivian Maier dans son roman graphique Vivian Maier à la surface du miroir. Deux ans plus tard, c’est à une autre artiste, Anne Brontë, qu’elle consacre une biographie imag(in)ée. Planches colorées, structure originale, Spucches mêle arts graphiques et bande dessinées dans Brontëana. C’est avec imagination et emphase que la bédéaste franco-argentine rend hommage à la plus jeune des sœurs Brontë, incarnée par Isabelle Huppert dans le film de Téchiné (Les sœurs Brontë, 1979). Cette publication de la rentrée littéraire donne aussi lieu à une exposition, qui se tiendra à la galerie Art-Maniak du 7 au 16 septembre 2023.
Anne la sœur Anne
Pour parler d’Anne, il faut bien entendu parler de ses frères et sœurs. Dans la famille Brontë il y a Charlotte, Emily, Anne et Branwell. Les quatre enfants grandissent dans le village d’Haworth (Angleterre) dans le presbytère où leur père est révérend. Là-bas les arbres poussent tordus sous la pression du vent et les fenêtres de leur habitation donnent sur le cimetière où reposent leur mère et leur deux sœurs ainées (Elizabeth et Maria). C’est dans ce cadre que naîtront entre autres certaines des œuvres les plus importantes de la littérature anglaise.
Loin de dresser un morne portrait de leur vie, Paulina Spucches n’hésite pas à y mettre de la couleur. La lande resplendit et la rousseur de la chevelure d’Anne se détache comme un feu follet qui volerait de page en page. Spucches peint une enfance heureuse malgré les morts récurrentes dans la famille. Leur mère, d’abord, qui décède des suites d’un cancer, suivie par les deux sœurs ainée qui succombent de la typhoïde et la phtisie à Cowan Bridge, une institution réservée aux filles de pasteur. Après ces disparitions, Charlotte va prendre son nouveau rôle d’ainée très à cœur (elle survivra d’ailleurs à toute la fratrie). C’est cette part d’ombre qui forge la petite Anne, qui souvent s’isole dans la lande pour parler aux fées. Mais sa santé fragile renverra l’image d’une fille faible et vulnérable à sa famille.
Paulina Spucches s’attache à montrer qu’Anne Brontë n’était pas si docile et frêle que le laisse entendre la légende. À l’âge de 19 ans seulement, elle obtient une place de gouvernante dans une famille. L’expérience sera un échec mais donne de la matière à son premier roman. Malgré ces premiers déboires, elle persévère en obtenant une autre place chez les Robinson. Elle réussit ainsi à prouver qu’elle peut (toujours dans le contexte victorien corseté), gagner sa vie, être indépendante et partir de chez elle. Des détails souvent oubliés par ces sœurs qui ne voyaient en elle qu’une cadette fragile.
Portait pluriel
C’est une biographie multiple que Paulina Spucches entame au début de Brontëana. Notamment parce que le développement de l’imagination, la soif de l’écriture et les relectures et corrections communes jalonnent leur vie. Si le romantisme noir nourrit leurs œuvres, les sœurs sont lumineuses et déterminées à publier des romans. La bédéaste a rendu tout le panache que l’on devine biographiquement chez elles avec des couleurs sombres (bleu pétrole, carmin, magenta…) mais toujours contrastées et vives. Elle construit ses planches en symétrie pour accentuer les parallèles.
L’artiste offre un portrait nouveau, loin de la vision grise véhiculée par le cinéma notamment (Téchiné en tête). Le livre, épais, prend le temps de présenter quelques épisodes fondateurs de leur vie : vie de gouvernante, débuts littéraires sous la couverture des noms masculins de Currer, Ellis et Acton Bell… Mais comme le laissait entendre pleinement le titre étrange du roman graphique, l’imagination prime sur le factuel et l’exhaustivité. Avec Brontëana, on comprend quel va être le sujet, mais cette fusion du nom et du prénom permet à l’artiste un pas de côté.
La Brontë mania
La postérité retient surtout Charlotte et Emily. En témoignent les légions d’adaptations cinématographiques qu’on eu deux de leurs romans. Pas moins de treize pour Les Hauts de Hurlevent et dix-sept pour Jane Eyre dont trois pour la seule BBC. Plus que leurs seules œuvres, c’est les autrices elles-mêmes qui sont devenues des objets de fascination. En 1857, soit deux ans après la disparition de Charlotte, son amie Elizabeth Gaskell (autrice de Nord et Sud, 1855), lui consacrait une épaisse biographie. Tout récemment enfin, en 2023, le biopic Emily avec Emma Mackey dans le rôle titre, portait sur l’autrice des Hauts de Hurlevent.
En comparaison de ces multiplies aventures cinématographiques, La Locataire de Wildfell Hall fait pâle figure avec une seule adaptation en mini-série et en opéra. Rien du côté d’Agnes Grey. Alors pourquoi cet oubli ? Parce que Anne contrairement à ses ainées était plus effacée, moins affirmée ? C’est l’ardeur sauvage d’Emily que l’on retient aujourd’hui. Retirée du monde à la fin de sa courte vie, elle aurait brûlé un de ses derniers manuscrits, ne laissant à la postérité qu’un seul roman – ou chef d’œuvre – et quelques poèmes. Charlotte la sœur ainée, a toujours été celle qui contrôlait leur image. C’est donc elle qui a donné une direction à la légende. Après la mort de son frère et de ses sœurs, elle a rédigé une notice biographique sur ces dernières. Elle prête à Anne un « caractère doux, docile » sans la « puissance, le feu, l’originalité d’Emily ».
Grâce à Paulina Spucches, Anne Brontë a désormais elle aussi sa biographie. Un hommage intéressant et original, qui s’inscrit dans une nouvelle pratique : de plus en plus colorées et inventives, les biographies en BD rivalisent d’ingéniosité et de beauté (qu’il s’agisse d’Anaïs Nin par Léonie Bischoff, de Virginia Woolf par Liuba Gabriele, de Céleste par Chloé Cruchaudet ou de Gauguin par Fabrizio Dori). Les auteur·ices exploitent au maximum les libertés de leur medium pour donner un sens nouveau et moderne au mot biographie : non écrire une vie, mais lui rendre ses couleurs.
Brontëana de Paulina Spucches, éditions Steinkis, 224 p., 25€