Malgré la tenace sensation que le mois de juillet a été intégralement racheté par Mattel, quelques autres sorties ont eu lieu, parmi lesquelles le dernier film de Nuri Bilge Ceylan. Promenade dans l’infini petitesse d’un personnage au cynisme roublard, Les Herbes Sèches est également une vaste exploration des pauvres et grandes fictions humaines.
Sortie discrète pour ce cinéaste turc très fréquemment récompensé, notamment de la palme d’or en 2014 pour Winter Sleep. Gros morceau de 3h15 dans un mois de juillet par ailleurs saturé en blockbusters, ce dernier opus n’a pas déchaîné les foules. C’est pourtant un film vertigineux et plastiquement éblouissant.
Samet (Deniz Celiloglu) est enseignant dans un petit village enneigé d’Anatolie. Il est accusé par une élève d’avoir des gestes inappropriés. Dans le même temps, il rencontre Nuray (Merve Dizdar, Prix d’interprétation féminine à Cannes), autre enseignante de la région, qu’il essaie de rencarder avec son ami et colocataire Kenan (Musab Ekici).
Pendant trois heures, Ceylan déroule cette situation. Tout la fiction naît de ces nœuds relationnels. Au centre, comme une araignée trônant sur sa toile, Samet.
Quand tu regardes l’abîme
Personnage amer, égocentrique et médiocre, il est aussi photographe, comme Ceylan lui-même, et garant de la fiction. Il lutte pour rester protagoniste, aux yeux de la jeune Sevim, de Nuray et de son ami Kenan. Alors, la présence de ses photographies, qui interrompent la fiction, sonne comme une quête d’attention. Elles ont pour sujet divers individus des environs, mais elles ne documentent jamais que le talent et l’ego du photographe. À plusieurs reprises, il est montré en train de mettre en scène ses sujets, fabriquant de toute pièce une illusion de spontanéité. Ces clichés érigent Samet en grand fictionneur, et le constituent comme centre de tous les regards. Dans le même mouvement, le spectateur est brutalement assimilé au protagoniste.
Les immenses étendues de neige deviennent alors surfaces de réflexion. C’est un vaste miroir, portrait de l’humanité dans tout ce qu’elle a de trouble et d’ambigüe, que tend Ceylan. À la fin de la projection, après avoir scruté les tristes passions du personnage, persiste la désagréable impression d’avoir été tout autant scruté par le film.
C’est un art de la rétention d’informations, mais aussi d’émotion, qui force à se questionner et à investir les cadres. Ceylan renoue avec la pulsion scopique originelle ; il donne à voir. L’apparente tranquillité de sa mise en scène est trompeuse. Le cadre finit toujours par se détraquer un peu. Plus ce décalage est ténu, plus il est dérangeant.
Hommes à fables
La mise en scène rappelle régulièrement que tout pourrait être faux, dans la trajectoire de Samet comme dans celles des autres. Peut-être le protagoniste a-t-il fantasmé sa complicité avec Sevim, mais peut-être aussi sa propre perversité. Comme à la fin de Lolita de Nabokov, ou le pédophile Humbert découvre que son vice est loin d’être exceptionnel, et qu’il n’est pas le génie décadent qu’il pensait être. Lorsqu’un personnage révèle à Samet que la réelle cible des accusations n’est pas lui mais Kenan, il semble moins soulagé que déçu.
Le constant écart entre ce que les personnages disent d’eux-mêmes et ce que l’impitoyable caméra révèle fait monter cette tension. Alors, Samet traverse les étendues immaculées de neige comme des pages à remplir. Il s’écrit des rôles. Parfois pathétique tyran des collégiens, d’autres fois ami cruel aux intentions troubles.
Tous se racontent quelque chose. Samet s’emploie dans ses fables à éloigner les autres du centre. Pour cela, Ceylan travaille le plan fixe, mais le plan fixe en biais. La caméra est très souvent positionnée dans un angle de la pièce, laquelle se déploie alors sous nos yeux comme un losange, pour former un coin en arrière plan. Les décors, qui sont souvent les mêmes, deviennent de petits tableaux vivants, dont l’enjeu pour Samet, sera de devenir le point de fuite.
Pourtant, Les Herbes Sèches n’offre pas le luxe de faire de son protagoniste un salaud unilatéral. Si ses mesquineries n’échappent pas à la caméra, ses moments de sincérité non plus. Le tableau est toujours plus compliqué, toujours en mouvement.
Sur le ring
Le film culmine avec une séquence de dialogue d’anthologie. Samet et Nuray sont assis face à face. Un découpage chirurgical laisse entendre l’intégralité de leur conversation, en temps réel. De sorte qu’un simple changement d’axe est un profond bouleversement. Nuray s’interroge sur la passivité poiltique de Samet, alors qu’elle même, très engagée, a perdu une jambe en militant. Conflit à la fois ancestral et très contemporain, entre inertie désabusée et mouvement effréné.
C’est une séquence spectaculaire où la parole fait action, qui maintient en haleine de bout en bout en utilisant des moyens élémentaires ; montage, découpage, mise en scène. Il fallait bien la généreuse durée de Les Herbes Sèches pour amener toute cette puissance à ce climax qui s’annonce déjà comme un des très grands moments de cinéma de cette année. La scène ne réussit pas seulement à être dans le même temps un moment de séduction et de combat. C’est la séduction envisagée comme une lutte par Samet. C’est Nuray luttant pour n’être pas prise dans sa fiction. Ce sont des luttes politiques et intimes profondément et inextricablement imbriquées.
Film vaste et retors, Les Herbes Sèches est une grande œuvre d’ambivalence, qui dévoile toute sa profondeur progressivement et reste au travail bien après la projection. Faussement aride, il déploie au contraire trois heures généreuses et implacables.