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Festival d’Avignon 2023 – « Écrire sa vie » : les vertiges de Virginia Woolf

Ecrire sa vie
© Christophe Raynaud de Lage

Avec cette adaptation des Vagues (1931) dont l’intrigue est mêlée à un autre ouvrage de Virginia Woolf, La Chambre de Jacob, Pauline Bayle offre au spectateur une plongée sensible dans les vertiges existentiels d’une bande d’amis bousculés par le spectre de la mort.

Ils sont déjà tous réunis autour d’une grande table, mais l’un d’entre eux manque. « Nous attendons Jacob », confient tour à tour différents comédiens au public en arpentant les larges rangées de gradins du Cloître des Carmes, l’un des plus splendides décors que peut offrir le festival d’Avignon. Pour cette pièce où le placement est libre – premier arrivé, premier servi, une rareté à Avignon mais une habitude au Théâtre Public de Montreuil, que Pauline Bayle dirige depuis 2022 – la metteuse en scène a disposé le public de part et d’autre de la scène.

Face aux traditionnels gradins, d’autres spectateurs, auxquels on a confié les paroles d’une chanson destinée à célébrer la venue de Jacob, sont assis sur un muret en pierre. Entre ces deux bouts de foule, la bande de six amis prépare la fête. En fait, cette bande d’amis est composée de sept membres. Jacob manque. Le couvre-feu va bientôt avoir lieu, prévient l’un d’entre eux. On pense, par réflexe, à l’épidémie de Covid. Il s’agit en réalité de la guerre de 14-18, de laquelle Jacob devrait bientôt revenir.

Se faire une place

Au milieu de ces préparatifs de fête se tissent, peu à peu, les pérégrinations de cette bande d’amis que l’on devine réunie depuis l’enfance. Ils se connaissent depuis toujours, s’apprêtent à célébrer leurs vingt-cinq ans. Dès lors, comment faire sa place ? Judith rêve de liberté, George se fait surnommer ainsi en hommage au poète Byron, Nora en a assez qu’on lui coupe sans cesse la parole tandis que Tristan, lui, ne quitte jamais son diplôme de lettres de peur qu’on ne le lui vole. Parfois, des scènes de liesse s’interrompent lorsque, au beau milieu du chaos de ce groupe soudé, deux de ses membres s’embrassent avec passion. « Je vous ai vus, arrêtez ! », finit par crier un témoin.

Ecrire sa vie
© Christophe Raynaud de Lage

Si ce roman de Virginia Woolf, Les Vagues (1931), raconte bel et bien les états d’âmes d’une bande d’amis, Pauline Bayle ajuste l’œuvre avec un dispositif ingénieux. Contrairement aux Vagues, dont le dispositif consiste à raconter les pensées de chacun des membres du groupe tour à tour sans les faire interagir les uns avec les autres, Pauline Bayle dessine une scène de banquet durant laquelle chacun, à son tour, prend la parole et s’exprime. Ses craintes, ses envies pour l’avenir, et surtout, la place qu’il occupe dans le groupe. L’envie d’être le favori, et la jalousie qui s’insinue parfois comme un poison.

La musique de la guerre

Avec cette longue table, sa nappe, l’abondance de provisions et l’invité manquant, l’ensemble a quelque chose de biblique. Autour, les comédiens s’amusent et courent comme des adolescents. L’insouciance de l’enfance est encore présente, pas encore happée par le spectre de la guerre qui menace, à chaque minute de venir toquer à la porte. Une délicatesse folle se dégage de ces scènes qui se déploient comme des tableaux consacrés à l’adolescence. Les personnages ne sont pas encore adultes – ils le deviendront malgré eux.

Le dispositif est parfois un peu laborieux. Un ronronnement émane de tous ces monologues et dialogues, successifs, qui s’enchaînent. Fort heureusement, Pauline Bayle, grande adepte des interactions avec le public, parvient par endroit à donner du rythme à un texte parfois récité sans grand souffle. C’est le cas lorsque, feuilles de papier à la main, les comédiens invitent le public à entonner « Jacob » sur l’air de Hey Jude, la musique des Beatles. Tandis que tout le monde chante et que Jacob arrive, retentit le bruit assourdissant d’une sirène. Le bruit de la guerre. Le bruit, aussi, des existences bousculées et rongées par le traumatisme. Une bruit assourdissant.

Écrire sa vie d’après Les Vagues, de Virginia Woolf. Une mise en scène de Pauline Bayle à voir au festival d’Avignon du 8 au 16 juillet 2023. En tournée au Théâtre Public de Montreuil du 26 septembre au 21 octobre.

Journaliste

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