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CEFF 2023 – Rencontre avec Ira Sachs : « L’expérience des relations humaines m’intéresse toujours »

© Jeong Park

Venu présenter son nouveau film, Passages, en avant-première lors de la 12ème édition du Champs Elysées Film Festival, Ira Sachs tisse une filmographie sensible et exigeante dans le sillon du cinéma indépendant américain.

Tout au long de votre filmographie, vous traitez des différentes étapes des relations, du flirt des débuts à la dynamique plus tendue des relations à long terme. Dans Passages, vous introduisez le spectateur à ces deux dynamiques de façon simultanée. Était-ce un désir profond d’entrelacer ces dynamiques ? Est-ce la raison pour laquelle vous avez choisi la forme du triangle amoureux ? 

Je n’y ai pas pensé de façon extérieure comme ça. C’est intéressant, et représentatif du film. Je voulais faire un film structuré comme un triangle parce qu’un triangle implique le désir et l’envie, et l’écart entre les deux est très dramatique. C’est une histoire d’amour, mais en vingt minutes, nous sommes déjà au sommet de la partie « amour » et le reste du film raconte cette chute. Truffaut, à propos de La Peau Douce, disait que ce film n’était pas un succès parce que c’est un film qui commence mal, et qui va de mal en pis.

Est-ce vrai pour l’amour ?

Il se trouve que j’ai survécu à ce sentiment. Je ne ressens plus cela dans ma vie, mais je l’ai ressenti jusqu’à l’âge de quarante ans. Vous avez du temps ! 

Vos films s’interrogent beaucoup sur ce qu’est l’amour. L’intimité y est très palpable, mais la définition de l’amour ne l’est pas. Nous ne savons pas si l’amour est une construction, une projection, s’il s’agit véritablement d’une chose réelle. Dans Passages, vos personnages discutent activement de ce qu’est l’amour. Le personnage d’Agathe identifie le sentiment amoureux exprimé par Tomas plutôt comme un rapport de force. L’incertitude sur ce qu’est l’amour est quelque chose qui traverse votre filmographie. 

Je pense que c’est intéressant, provocant et familier parce que l’amour me semble être un terme incroyablement générique pour définir les relations humaines. Ce terme n’a aucun sens. On devrait pouvoir, comme Proust, écrire des milliers et des milliers de pages sur ce qu’est l’amour. Cela ne fonctionne pas vraiment, de la même manière que le terme « famille » ne fonctionne pas. 

J’ai ressenti cela récemment lorsque je vivais une expérience de perte et que l’on avait des attentes sur la façon dont cette perte devait être ressentie. Ne projetez pas sur moi la texture de ma perte parce qu’il est trop compliqué pour vous d’essayer de la décrire. Si vous vous intéressez à la psychanalyse, à la digression, aux couches, vous ne pouvez pas adhérer à une seule définition.

C’est pour cela que vous faites des films ? Pour trouver à chaque fois une autre définition ?

Il ne s’agit pas de trouver une définition, mais d’examiner l’expérience. L’expérience des relations humaines m’intéresse toujours. Je pense que si je n’avais pas été réalisateur, le seul autre métier que j’aurais pu exercer aurait été celui d’analyste, parce que je pense que c’est une tendance naturelle que d’essayer de découvrir des niveaux de compréhension. 

Je pense que c’est la raison pour laquelle vos films sont très agréables à regarder, parce que vous donnez au public une grande liberté d’analyse et vous le rendez actif dans l’histoire. 

C’est donc une sorte de séance d’analyse. 

Oui, en quelque sorte.

J’y ai réfléchi parce que je travaillais avec de jeunes cinéastes et je parlais de la mise en scène, plus particulièrement du travail avec les acteurs. Il y a ce concept du « théâtral » qui signifie que vous allez devoir répéter, décrire les motivations, le sens, l’intention. Je ne parlerai jamais de ces choses avec un acteur, car dès qu’on les explicite, elles deviennent trop simples. J’essaie de créer une atmosphère qui correspond à ce que vous décrivez avec les acteurs, mais je suppose que ce que vous dites fonctionne aussi avec le public, c’est-à-dire qu’il y a de l’espace pour la découverte du non-dit.

C’est peut-être la raison pour laquelle vous êtes cinéaste et non romancier, parce que c’est quelque chose qui va au-delà du langage et de la parole. 

Je parlais avec Rachel Cusk. C’est une romancière extraordinaire. Elle disait qu’elle pensait que mes films étaient romanesques, qu’il s’agit d’une certaine forme d’immersion. Mais pour moi, je ne peux le faire qu’avec la collaboration d’autres personnes. Je n’ai pas appris à le faire sans les autres, et je pense que c’est pour cela que le cinéma est la forme. Parce que le cinéma vous permet de créer ces textes en collaboration. 

Tout au long de votre filmographie, vous vous interrogez également sur la manière de construire une communauté, de « faire famille ». Dans Passages, la question de la famille y est à nouveau posée. On a l’impression que le constat que vous dressez à ce sujet cette fois-ci est un peu plus négatif. 

Je ne pense pas du tout que je fasse un constat sur la famille dans ce film. J’interroge plutôt les privilèges des hommes. Pas seulement Tomas, mais le monde de Tomas et de Martin, qui est un endroit qui n’est pas très accueillant pour une femme. Pour moi, la scène de la maison de campagne où Agathe entre dans cette communauté est un film d’horreur. Elle est vulnérable et violentée, et c’est le sous-texte de cette scène.

Et la notion de communauté n’est pas toujours une chose positive. Mais je ne pense pas faire de commentaire sur la famille, ce n’était pas mon intention. Peut-être est-ce une forme de résistance car j’ai une famille queer et alternative, j’élève deux enfants avec mon mari, leur mère et sa femme, et cela a été une bonne chose pour nous tous, y compris pour mes enfants. Je ne ressens pas de choses à négatives à propos de la famille, mais je dirais que la « famille » n’est pas un terme neutre.

Vous avez parlé de la remise en question des privilèges de Tomas et de son monde, il y a cette scène très intéressante où les parents d’Agathe déjeunent avec Tomas. C’est l’une des premières scènes où son monde est forcé de s’ouvrir et où il est forcé de rendre des comptes à quelqu’un. C’est une très bonne scène sur la notion de responsabilité.

Il y a une scène dans Loulou (de Maurice Pialat, 1980)   [où le personnage d’Isabelle Huppert] est invitée à déjeuner dans son monde  [du personnage de Loulou, interprété par Gérard Depardieu] . Elle incarne la présence bourgeoise, et la perturbation que cela provoque est très différente, mais c’est une question similaire : comment réunir deux classes, deux cultures ? Mais, ce que vous décrivez également, c’est la sociopathie. C’est-à-dire le défi pour certaines personnes de croire que les règles du monde sont établies pour elles. Cette scène signifie soudain que Tomas ne peut pas contrôler les règles. Il ne peut littéralement pas s’asseoir à cette table parce que quelqu’un d’autre crée des règles qu’il ne veut pas respecter.

Cette scène a également un effet comique, car Tomas semble être totalement inconscient du monde dans lequel il vit. Il y a un côté burlesque chez ce personnage, dans la façon dont il fait irruption dans les pièces. Notamment lors de la scène finale lorsqu’il fait irruption dans la salle de classe d’Agathe en smoking pour tenter de la reconquérir. Cette scène joue avec les codes de la comédie romantique, mais il y a un contraste entre la grandiloquence de ce geste et l’ancrage quotidien d’Agathe, qui est juste au boulot.

Il y a cette combinaison entre le fait d’être un bouffon et un diable. Je pense à James Cagney qui m’a beaucoup influencé dans ce film et que j’ai suggéré à Franz  [Rogowski] pour lui donner une forme de permission. Il y a du plaisir à défier toutes les normes, et c’est le plaisir du public qui regarde le film. Le rire que cela provoque, c’est aussi le rire des gens qui voient d’autres personnes faire des choses qu’ils ne peuvent pas faire.

C’est drôle parce que la scène de fin est inspirée d’une scène d’un film intitulé Taxi Zum Klo (de Frank Ripploh, 1980), un film allemand réalisé au début des années quatre-vingt. À la fin du film, il y a un homme gay, un instituteur, qui participe à une fête drag. Il reste debout toute la nuit et il gâche tout, puis il se rend dans sa classe le matin et il est habillé en full drag. Les enfants s’en réjouissent. Il est donc habillé en tenue de scène. Nous faisons cela avec le smoking de Tomas, qui est comme un costume, il est censé être inapproprié, il est sur scène. 

C’était une scène très difficile à tourner. Parce que la scène est presque artificielle. Elle est tellement performative que c’était la scène la plus difficile à jouer pour les deux acteurs. De même, le dernier plan, la dernière scène avec eux deux dans le couloir, je voulais vraiment que Franz finisse à terre. Ce n’était pas facile pour lui parce quel amotivation n’est pas psychologique. C’est du théâtre, du corps. Comme dirait Franz, c’est de la sculpture. Il n’a pas été facile d’atteindre la sculpture de manière authentique, je voulais qu’il se mette à genoux. Il n’y a qu’une seule prise où il fait toutes ces choses, il y en a seize autres.

Cette scène nous amène à nous interroger sur les normes de genre. En tant que spectatrice on est censée trouver ce genre de manifestation attirant, sexy, romantique, mais ici, quelque chose renouvelle notre regard, et cela s’avère incroyablement intrusif et agressif.

Vous théorisez des choses dont je n’avais pas forcément l’intention, mais que j’accepte totalement. Mes films sont comme des remakes. C’est un remake de L’Innocent de Luchino Visconti (1976), son dernier. A la fin de ce film, il supplie sa petite amie de le reprendre, et il se tue, se tire une balle, c’est le dernier moment du film. Il ne peut pas vivre avec la honte. Ce n’est pas ce que j’ai fait, mais ça provoque un effet similaire.  

Le film commence par une scène où Tomas dirige une scène de manière agressive sur le tournage de son film. Il tient absolument à ce qu’un acteur descende des escaliers naturellement, ce qui soulève le paradoxe du naturalisme. Cela demande beaucoup de travail, de préparation, de colère pour obtenir un résultat apparemment naturel. Est-ce une chose à laquelle vous vous confrontez dans votre travail ? Parce que vos films ont toujours l’air très naturalistes et très intuitifs. 

Cette scène est tirée d’un documentaire sur Maurice Pialat sur le tournage de Police et je ne suis pas comme ça. Je ne pourrais jamais forcer les gens à faire des choses qu’ils ne veulent pas faire, parce qu’en tant que réalisateur, je ne peux pas être forcé à faire quelque chose si cela ne me convient pas. S’ils ne le font pas en fin de compte, je dois trouver une autre solution. Je ne suis pas comme Bresson, je ne construis pas tout. Je tourne en plus en plans larges et j’attends de l’acteur qu’il crée quelque chose dont il est à l’origine. C’est davantage dans cette approche stylistique que je travaille. Je veux aussi ce que [les acteurs] puissent être capables de me donner, pas ce que je peux leur donner moi.

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