La nouvelle saga de la mangaka à succès Io Sakisaka raconte l’histoire de Saku Fujigaya, une fille discrète qui désire retrouver un inconnu qui l’a aidée autrefois. Le premier tome est agréable, mais empêtré dans des dispositifs narratifs clichés qui finissent par ennuyer.
Il ne faut pas changer une recette qui gagne. Ce dicton, la mangaka Io Sakisaka l’applique à la perfection. Dans sa nouvelle série, Sakura, Saku, l’autrice de nombreux shojos à succès (nom que l’on donne aux mangas réservés à un public féminin), réplique sans écart les codes propres à ces mangas romantiques, qui ont fait son succès. Et pour cause, l’autrice n’en est pas à son coup d’essai. Io Sakisaka a connu un succès fulgurant avec son best-seller Blue Spring Ride, paru en 2013 dans l’hexagone et adapté en anime depuis. Cette autre bluette racontait l’histoire d’une adolescente,Yoshioka, et ses retrouvailles avec Kou, le garçon dont elle était amoureuse au collège, mystérieusement disparu un soir alors qu’ils avaient rendez-vous. À ce jour, ce manga reste la meilleure vente de la section shojo des éditions Kana.
Autant dire que cette nouvelle série Sakura,Saku était très attendue. L’autrice, souvent surnommée « la reine du shojo », allait-elle renouveler le genre ? Pourquoi pas en inversant les rôles pour une fois, avec une fille torturée, au passif complexe et un jeune garçon adorable, disponible pour l’épauler sur 13 tomes ? Après tout, nous sommes en 2023, le mouvement #MeToo est passé par là (surtout en Occident) et l’importance d’une représentation plus égalitaire des rapports femmes-hommes dans la pop culture a été largement soulevée. Au Japon également, les femmes prennent peu à peu la parole pour bousculer une société encore très patriarcale.
Ainsi, constater quelques nouveautés dans la construction de ces histoires d’amour, destinées aux femmes, aurait été bienvenu. En particulier dans la façon de présenter la romance entre des adolescents, dans des mangas lus essentiellement par ce public. Or, dans Sakura, Saku on rejoue sans cesse les même fils narratifs que ceux que l’on appliquait déjà il y a dix ans. Tout est cliché, voire carrément grotesque, à commencer par la personnalité de cette nouvelle héroïne, Saku Fujigaya, une adolescente discrète, gentille et mignonne. Aucune once de méchanceté ni de mauvais esprit dans ce personnage promis au paradis des filles sages. Avec sa petite frange et ses joues roses, elle incarne la bonté même et passe son temps à aider les autres, sans rien attendre en retour. Les garçons, goguenards, la surnomment même « le bon samaritain ». Cette dernière s’en réjouit.
Garçons froids, filles dévouées
Mais cette qualité, la lycéenne ne la tient pas de nulle part. Elle s’est donné pour mission d’être aussi altruiste après qu’un homme l’a aidée dans le train, alors qu’elle faisait un malaise. Si ce dernier a, en vérité, simplement porté assistance à une personne en danger, Saku ne le perçoit pas de cette façon. Elle veut retrouver son « sauveur » pour le remercier de lui avoir ouvert les yeux sur l’importance d’être bon et développe même des sentiments pour lui, sans l’avoir jamais rencontré. Tout ce qu’elle connaît de ce dernier est son nom, un certain Ryôsuke Sakura. Et ça tombe bien, voilà qu’à la rentrée scolaire, un garçon nommé Sakura apparaît comme par magie dans sa classe. Coïncidence plus exceptionnelle encore….ce dernier s’avère être le petit frère de Ryôsuke ! Il n’en faut pas plus à Saku pour essayer de le convaincre de lui présenter son frère. Mais la tâche est plus ardue que prévue. Et pour cause, Haruki Sakura est un garçon de shojo : il n’est pas sympathique voir même méprisant vis-à-vis de la jeune candide, qu’il a tôt fait de traiter de « lourde » (pour ne pas dire chieuse) avec sa demande.
Pourtant, il est loin d’être le plus désagréable. Saku rencontre aussi le petit ami d’Ogiwara, une camarade de classe qu’elle aide, sur plusieurs pages, à retrouver le médaillon qu’il lui a offert. Ce dernier est peu reconnaissant et ne manque pas d’être, en plus, jaloux, lorsque Ogiwara noue une amitié avec Saku et son ami Mitoshi. La question de sa possessivité est légèrement interrogée par Haruki Sakura mais sans grandes conséquences en ces deux premiers tomes. Pire, l’héroïne y voit, elle, une marque d’amour de la part du jeune homme.
Autant de réactions qui nous rappellent que nous sommes toujours dans un Shojo, donc dans une romance convenue. Les filles sont enfermées dans leur rôle d’éternels êtres doux et souriants. En face, on leur promet que les garçons ne sont pas si méchants, qu’il faut simplement savoir briser leurs carapaces. Sous cette couche froide…se cacherait un cœur qui bat.
Codes inchangés
Qu’à cela ne tienne, Saku ne se démotive pas et le lecteur avisé tente de ne pas se décourager, lui non plus. L’intrigue avançant, on découvre rapidement la vérité sur Haruki Sakura. Non, il n’est pas distant, il tient juste à protéger son frère. Celui-ci est si généreux et beau, qu’il se fait souvent courtiser par des « groupies ». Comprendre ici : des femmes mal intentionnées, qui lui remettent des lettres d’amour par dizaines. Dans sa grande gentillesse, Haruki finit toutefois par considérer que Saku est différente et pure dans ses intentions. Elle aura donc l’honneur de rencontrer son mystérieux frère ! Mais celui-ci est-il bien son sauveur ? Et quels sont ces sentiments étranges qu’elle commence à développer pour Haruki ? Les bases de la série sont posées et paraissent bien vides.
Si les personnages – surtout féminins – peuvent se montrer attachants et le dessin agréable à regarder, la barre demeure basse. Le personnage de Haruki ressemble terriblement à son homologue de Blue Spring Ride, Kou. Les deux sont réservés, distants, pour ne pas dire froids comme une porte de prison. Une décennie s’est écoulée entre les deux œuvres, mais l’histoire se répète et reste la même. Encore une jeune fille volontaire qui se démène avec un protagoniste masculin antipathique. À l’époque, le personnage de Futaba Yoshioka avait le mérite de renouveler un peu le genre, avec son tempérament spontané dont sont dénués la plupart des personnages féminins, comme l’est Saku Fujigaya dans ce premier tome.
La recette a, jusqu’ici, bien fonctionné. Alors pourquoi pas Sakura Saku ? À ceci près que les lectrices méritent des récits plus travaillés et que ces codes romantiques ont largement besoin d’être renouvelés. Consommer des histoires gentillettes et convenues peut être agréable mais avec un minimum de fond. Il n’est pas exagéré de considérer qu’en 2023, désirer des héroïnes plus complexes, dont l’existence ne tourne pas autour de jeunes hommes insupportables, n’est que peu demander. D’autant que les femmes sont les principales consommatrices de ces ouvrages.
Même le Shonen Jump a fini par le comprendre. Cet emblématique magazine japonais publie la plupart des nouveaux succès de mangas dit « pour garçons ». Depuis quelques années, la rédaction ouvre ses pages a des récits écrits par des femmes. Quitte à en dissimuler l’identité, pour ne pas trop secouer un public habitué aux histoires genrées. Il n’empêche, l’idée fait son chemin. La mangaka Koyoharu Gotōge, autrice du shonen à succès Demon Slayer en est la preuve. Dans son histoire d’aventure, pas question de flirts dans une école mais du parcours initiatique de Tanjiro, un jeune garçon qui, avec sa sœur tout aussi puissante que lui (si ce n’est plus), chasse les démons. Au Japon, la majorité des lecteurs de ce manga sont des lectrices. Preuve, s’il en fallait, que ces dernières aspirent à autre chose. Parce que si Sakura, Saku se lit aisément, son intrigue s’annonce si prévisible qu’elle n’émeut personne.