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Rencontre avec Zeno Graton : « C’était plus subversif pour moi de parler de tendresse entre des garçons »

Zeno Graton
© Caroline Monnet

Pour son premier long métrage, Le Paradis, le réalisateur belge Zeno Graton raconte une sublime histoire d’amour et de tendresse entre deux garçons dans un centre carcéral pour mineurs. Rencontre.

Le Paradis est ton premier long métrage, tu avais réalisé des courts métrages avant, peux-tu parler un peu de la genèse de ce film ? 

Oui, j’avais réalisé trois courts. Quand j’étais ado, mon cousin était régulièrement incarcéré dans ce genre de lieu. Je pense qu’à l’époque ça m’a permis d’avoir un regard critique sur ces établissements en voyant la manière dont il était traité et dont il en sortait. J’ai pu avoir un regard sur ces lieux qui sont dysfonctionnels.

Je pense que ça s’est mêlé avec un désir de cinéma plutôt romanesque, influencé par mes lectures de Jean Genet. D’une certaine manière, il a participé à construire qui j’étais en tant qu’être désirant et militant. Jean Genet a beaucoup milité notamment auprès des Palestiniens, des Black Panthers. Je pense que c’est quelqu’un qui a réussi à allier un grand désir de vie, une puissance de sexualité avec la volonté de parler de personnes invisibilisées et de vouloir célébrer les marginaux. Ces deux choses se sont mêlées au début de l’écriture, et ont créé Le Paradis

Deux choses, auxquelles tu as ajouté cette belle histoire d’amour entre ces jeunes garçons ? Car c’est ça le sujet principal de ton film, comment l’amour infuse sur le collectif, non ? 

Tout à fait. C’était très important pour moi de raconter d’abord une histoire d’amour moderne entre deux garçons. Je n’avais pas envie de faire le récit du dépassement de la honte. Ça a déjà été suffisamment fait. Et il est important de suivre l’élan d’une génération pour qui la sexualité n’est plus une question, et donc d’essayer de faire un film romanesque avec des conflits liés à ça : la trahison, la passion, l’abandon. Et d’essayer de raconter autre chose et surtout de parler de tendresse. C’était plus subversif pour moi de parler de tendresse entre des garçons car ce n’est pas vraiment le sentiment qu’ils apprennent à ressentir et à donner. Puis de voir comment effectivement la tendresse de ce couple pouvait rayonner sur le collectif, avec une trajectoire pour chaque rôle qui dévoilerait sa fragilité. 

Justement il y a cette scène où un des jeunes n’obtient pas sa formation et un autre personnage, que l’on pensait dans un schéma plutôt viril, lui fait un câlin…

Oui… C’était très important pour moi de déjouer les codes de la masculinité et de produire des masculinités un peu alternatives. Là, c’est l’exemple d’un personnage où au début du film, il le frappe à table puis plus tard, il le prend dans ses bras. La masculinité est souvent liée à la compétition, à la dureté, à la violence. Et là, il y avait chez moi l’envie de retourner ça et de parler de solidarité, de tendresse et de bienveillance. 

Est-ce qu’il y avait l’idée d’écrire et de réaliser un film que tu aurais aimé voir jeune, concernant ces représentations des masculinités ?

Plus jeune, j’ai vu des films qui m’ont beaucoup inspiré. Je pense qu’avec ce film, on crée aussi une espèce d’utopie. C’était très important pour moi de ne pas parler d’homophobie dans le sens où ça normalise les choses. J’avais envie de normaliser la tolérance. 

Oui, on a le sentiment que si les deux personnages ne peuvent pas vraiment vivre leur histoire c’est uniquement parce que c’est une institution carcérale, donc ce serait pareil dans une relation hétérosexuelle.

Tout à fait. Il y avait cette idée de faire un pas en avant. Je pense que j’ai été très inspiré par les jeunes que j’ai rencontrés là-bas. J’ai fait deux immersions dans des centres de détention pour jeunes délinquants en Belgique grâce à l’autorisation du Ministère de l’Aide à la jeunesse qui avaient vu mes courts. J’ai vu des jeunes hyper déconstruits. Et il y a des histoires d’amour dans ces lieux, on en a parlé. Ce n’est pas du tout un problème pour eux, ils savent que ça existe.

Le vrai problème pour eux, c’est de ne pas pouvoir être inscrits dans des écoles, de ne pas pouvoir voir leurs parents, que leurs placements soient renouvelés et d’être méprisés par la société. Ce sont des problèmes dont on parle dans le film et c’était très rafraîchissant de voir ça. Je pense que je me suis vraiment inspiré de l’élan de cette jeunesse pour gommer un peu les derniers trucs du scénario qui faisaient très années 1990-2000 pour essayer de rentrer dans une nouvelle époque. 

Et d’un autre côté tu es dans un lieu, une institution qui amène un cinéma social mais il y a dans ta mise en scène cette idée de s’en échapper. Tu parlais de romanesque, qui transparait aussi à l’image par le soin de ton travail de photographie.

J’ai une formation de chef opérateur. C’est ce que j’ai étudié à Bruxelles. Ma porte d’entrée dans le cinéma a été le cadre, la lumière. Comment un mouvement peut raconter quelque chose, quelle focale peut raconter autre chose, à quel moment on décide de basculer dans tel angle pour filmer tel ou tel personnage. Ce sont des réflexions qui m’ont réellement construit en tant que cinéaste. Et Olivier Boonjing, le chef opérateur a vraiment été un allié dans ce processus. Il est hyper talentueux. On a essayé de construire ensemble le langage de ce film. Avec le souhait d’avoir un langage romanesque, lyrique, coloré. On voulait emmener des mouvements de caméra, des travellings. Il y avait des voitures travellings pendant qu’ils couraient.

C’est un film très mouvementé, à l’image de leur pulsion de désir pour casser les murs de cette prison. On avait vraiment envie que la fin puisse induire le propos et emmener le spectateur avec elle.

©  Kris Dewitte

D’ailleurs il y a cette idée symbolique de placer entre eux un mur, comment c’est venu ?

Il y a un court métrage de Jean Genet qui s’appelle Un chant d’amour. C’est un film des années 1950 qui a été interdit pendant très longtemps car sulfureux. C’est aussi un des films qui a déclenché mon désir d’écriture pour celui-là. L’histoire est celle de deux détenus dont les cellules sont séparées par un mur dans une prison. Et je trouvais cette image incroyable. Elle m’a inspirée aussi pour parler de la métaphore de l’empêchement qui existe quand deux garçons décident de s’aimer. C’est un empêchement qui n’est pas à l’intérieur d’eux-mêmes. J’avais vraiment envie qu’ils s’assument, qu’ils soient fiers, qu’ils se désirent comme ils ont envie de se désirer. Et en même temps j’avais envie de figurer cet empêchement par des choses plus géographiques et architecturales. C’est très cinématographique. Le montage permettait de les lier, mais ils sont séparés. 

Est-ce que l’idée était de se dire que leur liberté à eux se situe dans cette histoire d’amour ? 

C’est exactement le propos du film. Au début, le personnage de Joe est en passe d’être libéré. Il va avoir un petit appartement, et on se rend compte qu’il n’a pas envie de cette liberté-là parce qu’il n’a personne à aimer à l’extérieur et personne qui l’aime en retour. L’arrivée de William va lui ouvrir au niveau des sens un espace qui lui était inconnu jusque-là. Donc un espace plus désirable de liberté. Il va se rendre compte que la liberté ne peut être réelle que dans le lien et le désir. Il va donc être prêt, d’une certaine manière, à sacrifier à la fin cette réinsertion pour vivre cette liberté qu’est l’amour. 

C’est la découverte de la tendresse par quelqu’un qui n’en avait surement jamais reçu… et c’est ça ce Paradis aussi ? 

Le titre fait référence à ce dessin de tatouage. À un moment, il lui explique cette légende et j’aimais bien cette histoire d’exclusion d’un être, par les dieux, qui va devenir plus grand et plus fort dans cette marge. Je pense que ça reflétait exactement ce qu’on fait avec ces jeunes. C’est-à-dire de les mettre au banc de la société et comment avec le film cette famille va se créer et va créer de la puissance, de l’amour, du lien et une perspective. Le Paradis, c’est cet aspect-là, c’est ce nouveau territoire qui est créé grâce à la tendresse, au lien, à la solidarité et grâce à la résistance à l’institution. Les dieux sont un peu comme l’institution qui les jette sur le côté et comment ils vont résister grâce à la puissance de ce serpent.

Comment s’est fait le casting qui semble assez évident ?

J’ai d’abord rencontré Julien, qui joue William, ça a été une évidence assez fulgurante. Il a passé plusieurs tours, et au dernier il est arrivé avec un livre de sociologie qu’il avait lu sur les prisons pour mineurs. Un livre dont j’avais parlé une fois dans une note d’intention qu’il avait trouvée. Et il est venu avec le bouquin, il l’avait lu et adopté.

Pour le personnage de Joe, on a gardé Julien et on a vu plusieurs candidats ce qui a permis de tester un peu leurs affinités, leurs liens, comment ils étaient à deux à l’écran et leur alchimie. Et Khalil est arrivé. C’est un comédien exceptionnel qui a compris le projet du film tout de suite. Il a compris qu’il fallait montrer de la tendresse. C’est quelqu’un de très généreux et très tendre dans la vie et il l’a vraiment donné au moment du casting.

C’est aussi quelqu’un, et c’était très important pour moi, qui ai une vision de la masculinité très différente. On a un peu parlé de qui il aimait, de ses héros et il m’a cité David Bowie, Kurt Cobain et Jim Morrison directement. Je me suis dit, que l’on était en terrain ami. C’est-à-dire, on est face à quelqu’un qui a déconstruit énormément de choses par rapport à qui il est en tant que garçon et qui va pouvoir interpréter ce rôle.

© Tarantula/Silex films/Menuetto/RTB

Tu parlais d’alchimie. Dans le jeu il y a une question de regard très forte entre eux, une forme de symbiose qui passe par les yeux. C’est quelque chose que tu as travaillé au niveau de la direction des acteurs ?

Oui. Comme je l’ai dit, je viens de l’image, donc j’ai préféré raconter cette histoire avec le moins de mots possibles. Il y a énormément de choses qui devaient passer au niveau de la direction d’acteurs par les regards pour faire passer ce que l’on avait envie de faire passer. C’était conscient. Après, on a tourné 95 % du film dans ce lieu, donc il y a un moment où on était vraiment tous ensemble, tout le temps comme une famille pendant le tournage. Je pense qu’ils sont devenus amis et ils se regardent avec la tendresse qui se développait réellement entre eux.

Tu parlais de ces jeunes acteurs qui ne se posent plus de questions. Je voudrais revenir là-dessus car j’ai l’impression qu’il y a une génération de comédiens gays dans la vie qui ne sont pas « outé » aux yeux du public et qui jouent uniquement des rôles d’hétéros, comme si la peur d’être catalogué était encore très forte. Est-ce que tu penses que les choses peuvent évoluer avec ces choix de casting, avec ces jeunes là, cette nouvelle génération ?

Je pense que c’est une réalité qui existait, il y a 10-15 ans. Et aujourd’hui il y a une fluidité tellement énorme qu’ils n’en ont plus rien à foutre. Ils veulent faire du cinéma et ils ont dit oui parce qu’ils ont aimé le film. Le cinéma c’est leur rêve depuis qu’ils sont gosses. Ils n’ont pas du tout les mêmes barrières intérieures. Et je pense que les agents les écoutent et leur font confiance. Par exemple Khalil et Julien ont plein de propositions et d’autres projets qui sont confirmés où ils n’ont pas du tout des rôles de gays.

L’industrie est en train de changer radicalement. On n’est plus catalogués de la même manière. J’en suis très heureux. C’est exactement comme ça qu’on a essayé de construire le film, comme une histoire d’amour et c’était ça le genre qui nous importait de réaliser. Je pense que les gens sont prêts à des nouveaux récits, des nouvelles politiques du désir aussi et si ce n’est pas nous qui les faisons personne ne les fera.  

Alors qu’il y a encore des réticences du côté de comédiens quarantenaires ou cinquantenaires.

Je pense que c’est une génération qui a été marquée par des stigmates ultra violents comme le sida. Des stigmates qui ont été largement relayés par l’État qui a mis de l’essence sur le feu de l’opinion publique. Il n’y a eu aucune assistance. Et ça a été une époque très compliquée et au cinéma, c’était encore pire.

Aujourd’hui, je pense que #MeToo a largement aidé dans ce décloisonnement. Il y a toute une série de femmes qui ont dit stop finalement au patriarcat, qui est le même combat, le même ennemi qui a défini les règles des choses qui sont bien ou pas. En tant que personne queer, j’ai senti que #MeToo avait transformé le paysage social queer et cinématographique. 

Et pour terminer, la musique est très présente pour tes personnages, quels ont été tes choix ?

Oui, Bachar Mar-Khalifé est un auteur-compositeur libanais que j’aime beaucoup. Et au moment de la réflexion sur la musique originale du film, la superviseuse musicale du projet m’a demandé de faire une liste et on l’a contacté. Ça a été une collaboration super riche, car c’était hyper important pour moi de visibiliser là d’où Joe venait et d’essayer de se coller à une culture arabe sans que ce ne soit le sujet du film. Je suis à moitié Tunisien, je voulais parler de cette forme de racisme structurel qui est en place dans ce genre d’institution étatique. Moi, j’ai un white passing, je n’ai pas ressenti ça, mais je l’ai vu chez les membres de ma famille.

J’avais besoin d’écrire un personnage arabe queer qui soit sujet de son récit et pas objet d’exotisation ou de victimisation. La musique m’a permis d’être le vecteur de ce sentiment de fierté, de puissance que le personnage avait sans le faire passer par des mots ou par un truc vraiment lié à ça dans le récit même s’il y a son rap où il en parle. J’avais envie que ce soit très ponctuel pour justement décloisonner les choses et proposer des personnages queer qui puissent être maghrébins sans que ce ne soit un problème. Et ça aussi, c’est dans cette idée d’image manquante dont on parlait. L’image manquante que j’avais envie de créer s’est plus située à cet endroit-là. Dans le fait que ces images commencent à exister et qu’on puisse les normaliser.

J'entretiens une relation de polygamie culturelle avec le cinéma, le théâtre et la littérature classique.

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