LITTÉRATURE

« L’écriture de Monique Wittig  » – Ou le phrasé lesbien

L’œuvre littéraire de Monique Wittig ouvre sur un monde dans lequel les lesbiennes habitent un environnement vivable et désirable ayant pour coordonnées : écriture, érotisme et lutte politique. Catherine Écarnot nous propose une exploration fine de cet univers singulier et de la spécificité de son langage.  

L’écriture de Monique Wittig à la couleur de Sappho de Catherine Écarnot est la première thèse française consacrée aux textes de la romancière, théoricienne et lesbienne radicale Monique Wittig (1935-2003). Cette étude prend le temps de regarder la puissance et l’inventivité de la langue de Wittig, inscrite dans la lignée du Nouveau Roman. Cet ouvrage paru en 2002, vient d’être actualisé et réédité aux Éditions Ixe. 

Qui était Monique Wittig  ? Intrépide, cette auteure et militante fait rupture dans le champ de la littérature en proposant de nouvelles histoires et un langage sien. Elle étudie à Paris où elle s’engage au sein du MLF (Mouvement de libération des femmes), puis cofonde le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) en avril 1971 avant de participer à la création des Gouines Rouges en mai de la même année, groupe exclusivement lesbien. Catherine Écarnot donne, dans son introduction, des pistes pour approcher la vie et l’œuvre de Wittig comme le documentaire radiophonique que lui a consacré Clémence Allezard pour France Culture. 

Hybridation des genres

Toujours en hybridation, les textes de Wittig excèdent la façon dont on peut les résumer. Là n’est d’ailleurs pas le projet de Catherine Écarnot. Elle s’attache plutôt à analyser la façon dont le langage de Wittig se forme et se transforme au fil de ses œuvres. Elle note que la théorie croise toujours la littérature car user du langage ne va pas pour Wittig sans la perspective de faire bouger les lignes du réel. Pour cela, Catherine Écarnot concentre son choix sur six de ses œuvres littéraires qu’elle analyse de façon chronologique  : L’opoponax (1964), Les guérillères (1969), Le corps lesbien (1973), Brouillon pour un dictionnaire des amantes (co-écrit avec sa compagne Sande Zeig en 1976), Le voyage sans fin (1985) et Virgile, non (1985).

Armée de son esprit d’analyse et de précision, Catherine Écarnot nous aiguille dans une lecture attentive de la langue Wittig. Pour cela, elle examine les procédés stylistiques qui lui sont chers. Elle remarque son usage de la répétition, de la citation et de la réappropriation d’autres textes. Le voyage sans fin et Virgile, non sont chacun respectivement des réécritures féministes et lesbiennes de Don Quichotte de Cervantès et de La Divine Comédie de Dante. Wittig mélange les champs lexicaux scientifiques et érotiques et invente des mots nouveaux pour insuffler de l’air à un langage sclérosé. C’est le cas du titre de son récit épique d’une communauté lesbienne, Les Guérillères.

Elle travaille aussi l’espace typographique en recourant aux majuscules pour occuper autrement la page, variant espacements vides, rares ponctuations et fragments de textes. Dans Le corps lesbien, prose poétique célébrant l’homosexualité féminine, Wittig fait s’enchaîner différentes parties du corps en majuscules recouvrant l’intégralité de la page.

Bref, Wittig bouscule notre manière d’appréhender et d’étudier la littérature puisqu’elle hybride sans cesse les genres littéraires. C’était déjà le cas dans son premier livre publié à 29 ans, L’opoponax, qui n’est ni tout à fait roman, ni tout à fait autobiographie mais qui place au centre une écolière, Catherine Legrand, pour livrer une réflexion sur l’enfance et l’indicible.

Une chose est sûre, l’étude de Catherine Écarnot attise notre curiosité de lecteur·ice  : plonger dans cette bibliographie pour prendre nous-même le pouls de cette littérature. 

La lesbienne n’est pas une femme

Il faut bien prendre la mesure du lien qui unit langage et politique. Pour cela, Catherine Écarnot, à l’aide de son étude, montre une Wittig, persuadée de la nécessité de changer le monde, qui travaille le langage au corps. 

Notre langage est le véhicule d’un système discriminant basé sur l’idéologie du patriarcat et de l’hétérosexualité. Il est organisé par la distinction et le lien entre homme et femme. La femme est toujours définie par rapport à l’homme comme sa subalterne et son épouse. Dans ce système, linguistique et social, la femme n’existe pas sans l’homme. Pourtant, Monique Wittig ne peut s’y résoudre, il faut donc proposer un à-côté qui ouvre à d’autres formes de vie et de relations. 

Vivant en marge de ce système hétérosexuel et ne se définissant pas en miroir d’une identité masculine, le point de vue lesbien échappe à ce modèle dominant et propose une alternative. Catherine Écarnot reprend la célèbre phrase de Wittig qui affirme que «  les lesbiennes ne sont pas des femmes  ». Elle montre en quoi le lesbianisme «  est un inconcevable, en effet, en ce qu’il propose un au-delà de la bipartition sexuelle (…) au lieu de marquer un supplément de féminin, ou une aspiration au masculin, il devient le moyen d’abolir l’opposition sexuelle  ». Les lesbiennes sont en marge d’un système qui les exclue mais qui leur permet d’échapper à la définition de la distribution des rôles genrés selon le modèle hétéronormatif. 

Le pronom comme lieu de lutte

Monique Wittig ne défend cependant pas une «  écriture féminine  » mais cherche à abolir la différence sexuelle. Elle propose un «  au-delà des genres  » et une écriture qui sorte d’une co-dépendance homme/femme. Mais, comment penser une écriture qui soit au-delà du genre alors que la langue n’a de cesse de s’organiser autour de la différenciation du féminin et du masculin  ? Monique Wittig pense que le terrain de lutte majeur doit être la refonte de notre usage des pronoms personnels. Catherine Écarnot dégage trois techniques militantes qu’utilise l’auteure pour agir sur ces petits mots qui ne cessent de genrer ce dont on parle.

Elle use tout d’abord massivement du «  on  », pronom indéfini, qui est neutre. Puis, elle propose une féminisation de la langue, non pas pour viser une écriture féminine mais comme étape à la déstabilisation du langage dominant. Elle renverse l’usage du «  ils  », censé englobé toute l’humanité, pour s’approprier le «  elles  » comme nouveau «  personnage collectif et anonyme  » ou bien elle féminise des noms (un kangourou devient une kangouroue). Enfin, elle utilise, dans certains cas, la marque du masculin quand on s’attendrait au féminin pour neutraliser les habitudes langagières. 

Catherine Écarnot ausculte L’écriture de Monique Wittig pour montrer avec une précision rare comment se produisent les transformations langagières. Que ce soit en cherchant à «  abolir le genre grammatical  » ou en inventant des histoires qui créent de nouveaux espaces de pensée et de vie, Monique Wittig offre un imaginaire lesbien qui peu à peu infuse dans les trames du réel.

L’écriture de Monique Wittig – A la couleur de Sappho de Catherine Écarnot, Éditions Ixe, 20euros. 

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