SÉLECTION OFFICIELLE – COMPÉTITION – Grand habitué du Festival de Cannes, le prolifique Kore-eda Hirokazu est de retour pour sa neuvième sélection en 22 ans. Exploration du caractère insaisissable de la réalité, L’Innocence est un solide point de départ à cette compétition.
Une mère célibataire s’inquiète des comportements troublants de son fils. Elle cherche à confronter l’équipe pédagogique de son école. Voilà l’argument de L’Innocence, qui en dit bien peu sur la surprise subtile et retorse que le film se révèle être au fil du visionnage.
Hors-piste
Tout commence par un plan, qui reviendra par trois fois dans le film. Une vue lointaine et nocturne d’une grande ville parsemée de toutes ses lumières. Seulement, au centre de l’image, s’étend une vaste tache sombre. Le film, comme tout le cinéma de Kore-eda, se déploie dans cette tache, zone de flou moral et émotionnel.
Le cinéaste nous faisait avoir de l’empathie pour des trafiquants d’enfants dans Les bonne étoiles. Il nous faisait nous questionner sur l’adoption d’une fillette par les voleurs à la tire d’Une affaire de famille. Ici, le geste qu’il opère dans L’Innocence se place en contrepoint de ses précédents films. Plutôt que de fabriquer une famille alternative attaquée par les structures productrices de normes, il s’intéresse à plusieurs foyers apparemment ordinaires. En trois actes, le film subvertit de l’intérieur ces archétypes et le regard porté sur eux.
Partant de l’incendie d’un bar à hôtesses, totem incandescent autour duquel s’organise la fiction, Kore-eda rejoue trois fois la même histoire, du point de vue de personnages différents. À chaque nouvelle vision, les personnages et les spectateur·ices réalisent tout ce qu’iels avaient déduits un peu trop rapidement des informations présentées. Mais plutôt que de clarifier la situation, comme le ferait une enquête policière, la multiplication des points de vue la trouble encore plus. Le film se remet tout le temps en jeu, et n’offre aucune grille de lecture morale prédéfinie. Il se propose ainsi d’incarner la célèbre maxime de Jean Renoir dans La règle du jeu : « Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons ».
Heureuse rencontre
En plus d’un trouble narratif, c’est un trouble esthétique qui est distillé. L’Innocence flirte avec le film fantastique, le drame familial, le récit d’apprentissage, le thriller paranoïaque ; ne confirmant aucune de ces pistes, il ne les renie pas non plus, et se transforme avec une remarquable fluidité.
Il s’agit de la première collaboration entre Kore-eda et le scénariste Sakamoto Yuji. Ayant écrit le scénario avant de le donner à Kore-eda, il est sans doute à l’origine de ce renouveau bienvenue dans la filmographie du cinéaste. Ensemble, ils réalisent un travail de sculpture, soustrayant d’un gros bloc narratif des informations visuelles ou verbales. Le résultat est une œuvre multiple qui ne cesse de bousculer son·sa spectateur·ice. L’Innocence maintient l’œil au travail tant la mise en scène de Kore-eda est toujours d’une sensible et discrète précision. Son grand talent de direction d’acteur·ices, notamment jeunes, achève de doter le film d’une puissante charge émotionnelle. Il atteint son sommet dans des séquences impressionnantes, autant par leur écriture que leur cadrage.