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Rencontre avec Château Forte : « On arrive à faire de la musique où les gens peuvent danser et pleurer »

Château Forte
© Eva Duc

Pour la sortie de leur premier EP éponyme, Château Forte, Maze a rencontré Lola-Lý Canac et Clément Doumic sur la péniche du Mazette avant leur dernier concert parisien. Rencontre avec un duo d’artistes en perpétuelle évolution.

En cinq chansons, Château Forte nous invite dans un voyage mystérieux où l’on peut pleurer en dansant. Des chansons comme des poèmes musicaux, fabriquées en parfaite symbiose et en live qui, malgré leur enregistrement fixé sur cet EP, continuent de se métamorphoser au fil des concerts. Discussion avec un duo qui prend le temps, à côté de ses autres projets musicaux, de créer, de rechercher, de surprendre dans une mélancolie suspendue.

Comment vous êtes-vous rencontrés et comment est né le projet Château Forte ?

Lola-Lý Canac : On s’est rencontrés en boîte de nuit, au Havre. 

Clément Doumic : À l’ancienne !

Lola-Lý : J’étais avec mes cousins et on avait passé un week-end au Havre.

Clément : C’était dub, eurodance, un truc comme ça. Tu avais cette espèce de passion à l’époque…

Lola-Lý : J’ai eu un moment où j’aimais bien aller en boîte de nuit, mais ça m’a complètement passé !

Clément : Moi, j’avais un stage d’initiation à la conchyliculture (culture de moules) au Havre. Et je vais jamais en boîte, mais des potes m’y ont amené ce soir-là. 

Et ensuite, comment vous vous êtes mis à faire de la musique ensemble ?

Lola-Lý  : Après… Heureusement qu’on s’est rencontrés au Havre, je ne vois pas où on aurait pu se rencontrer autrement. Enfin si, à Paris, mais je n’y vivais plus depuis un moment. On s’est bien entendus et on s’est revus à Paris pour faire de la musique. Au début, comme ça, sans faire de projets, et comme on s’entendait bien musicalement ça a porté ses fruits comme on dit !

C’est vrai que c’est assez fou, il y a une vraie et rare symbiose entre vous : la voix, les arrangements…

Lola-Lý : Ça fait un petit moment qu’on bosse ensemble.

Clément : Oui, on s’est rencontrés en 2017. On a sorti un premier titre en 2019, puis un titre par an sur Internet. On cherchait la musique qu’on faisait, c’était un petit peu différent de ce qu’on fait maintenant. 

Lola-Lý : On a beaucoup pris le temps de chercher sans se presser. Encore maintenant, on n’a pas de label. On est à notre rythme, ça nous permet de prendre le temps qu’il nous faut.

Est-ce qu’il y a un peu cette idée de s’affranchir des diktats de l’industrie musicale ? En faisant des chansons plus longues, vous ne sortez pas systématiquement de clips, comme pour «  Le Cri »… Il y a cette idée de prendre son temps et d’être un peu à côté ?

Lola-Lý : Je crois que ce n’est pas une volonté d’être à côté, mais plutôt de faire comme on a envie. Et si c’est à côté, c’est à côté. 

Clément : Oui, ce n’est pas pour aller contre quelque chose. C’est plutôt de faire la musique qu’on aime faire. Après, tu parlais de symbiose et c’est parce qu’on fait la musique ensemble. On est là tous les deux à faire les compos, les arrangements, les machines, le live, etc. Je pense que ça se ressent. Et quand on fait des chansons de sept minutes comme « Insolomnie », elle dure ce temps-là car quand on la joue en live, on prend le temps, on improvise. C’est une chanson qui est à moitié improvisée, à chaque fois. 

Vous construisez vos chansons en live d’abord ? 

Lola-Lý : La construction, c’est ce qui va arriver à la suite, mais il y a toujours des parties où on laisse de l’espace pour voir ce qu’il va se passer. C’est bien pour nous, sinon on s’ennuierait un peu. 

Clément : Pour cet EP, on a tout enregistré en live. On a enregistré comme si on faisait un concert, donc les chansons ne font jamais la même durée, parfois il y a de l’improvisation de voix et même de structure. En fait, on a un set de machines qui nous permet d’être très libres. Quand on fait de la musique électronique, c’est comme si on jouait des instruments. Ce n’est pas un ordinateur, donc on s’amuse à pousser les machines, à enlever des trucs, à ralentir, à désaccorder. On fait vraiment ce qu’on veut. C’est ça qui est chouette !

Lola-Lý : Les chansons de l’EP, on les a vraiment jouées en live avant d’enregistrer, je pense que ça se sent aussi. Il y a l’usure de les avoir jouées plusieurs fois et d’être passés par plusieurs concerts. Même si maintenant on est encore plus à l’aise qu’au moment où on a enregistré.

Est-ce que les chansons continuent d’évoluer par rapport à ce qui a été enregistré et fixé sur l’EP ?

Clémen : Complètement, ça évolue tout le temps.

Lola-Lý  : Oui, oui !

Clément : Et là, on va faire un deuxième EP, on a déjà les chansons. Il y en a trois que l’on joue dans le set et c’est pareil, on a envie de les enregistrer en live et qu’elles aient déjà du vécu. 

C’est passionnant de penser les chansons par le live d’abord…

Clément : En vrai, c’est plus une manière naturelle de faire. Aujourd’hui, quand tu dois enregistrer un album alors que tu n’as jamais joué les chansons, quand tu y penses, c’est très bizarre. Tu vas aller en studio enregistrer des trucs que tu viens de composer. En musique actuelle, c’est ça la façon de faire. C’est lié à une économie de la musique qui ne donne pas le temps aux artistes de faire d’une autre manière, parce qu’on dit aux artistes que ce qu’ils vont jouer en concert, il faut que ce soit sorti pour que les gens s’y retrouvent. 

Il y a très peu d’artistes qui font des tournées ou des concerts avec des nouveaux morceaux. Ce n’est pas naturel. Dans le classique, ils ne font pas ça. Les musiciens classiques qui enregistrent un album font plein de concerts avant et quand ils arrivent, ils jouent et c’est mieux. Aujourd’hui ça ne se fait pas, mais ça devrait être naturel. 

Concernant les textes, c’est toi Lola-Lý qui les écris ? Comment vous travaillez, tu les écris en amont ? 

Lola-Lý : Oui, je les écris en grande partie. Ça va dépendre des périodes et des possibilités que l’on a pour travailler, mais maintenant qu’on se retrouve régulièrement quelques jours par mois et qu’on arrive à se caler dans un studio qu’on nous prête à Marseille, qui n’est ni chez Clément ni chez moi, on a vraiment ce moment de travail intense. Souvent, dans ces moments où on arrive à se retrouver, les paroles viennent un peu en même temps, j’ai l’impression. C’est de plus en plus rare que je trouve des paroles, qu’il n’y ait pas de musique dessus et que j’arrive en disant : « j’ai des paroles, il faudrait inventer une musique pour ça ». Souvent, ça se construit en même temps. 

Ça peut m’arriver d’avoir des idées de paroles de mon côté, mais étrangement, ce ne sont pas des choses que j’ai envie de travailler avec Château Forte. Quand on fait de la musique, on invente des bouts de grille, une mélodie et forcément ça raconte des choses, donc ça vient à ce moment-là. C’est un peu évident que les paroles, ce soient celles-là. 

Les deux s’accompagnent vraiment. Et il y a une véritable exigence dans le choix des mots et des arrangements également…

Lola-Lý : Oui, après, ce sont des choses que l’on peaufine un peu. Souvent, je prends du temps. D’ailleurs, il y a encore des chansons dont je change des mots parfois, alors qu’on les a sorties sur l’EP. (rires)

Clément : Quoi par exemple ? 

Lola-Lý : Sur « Le Cri » ! 

Clément : Ah ouais ? ! 

Lola-Lý : Oui, la dernière fois j’ai trouvé un autre truc.

Clément : Je ne m’en suis pas rendu compte…

Lola-Lý : Je le fais une fois sur deux, personne ne s’en rend compte. C’est bien de se dire qu’on a le temps. On écrit des trucs et puis après, on retrouve des arrangements différents, des bouts de textes aussi.

Il se dégage de vos chansons un vrai mystère dans l’ambiance que vous créez, vous nous emportez dans un autre univers. C’est quelque chose qui vous parle, qui vous ressemble ? 

Clément : Oui, je crois. C’est plutôt agréable de te l’entendre dire. C’est aussi le rôle de la musique, de ne pas faire des choses qui emmènent les gens vers des endroits où ils ont envie d’aller. Il y a beaucoup de nos musiques qui prennent vraiment le temps de monter et qui vont vers des trucs un peu extrêmes. Mais je crois que c’est bien de surprendre. Moi, c’est ce que j’aime en musique. Je peux aussi bien aimer des chansons très simples qui ne vont pas me surprendre, où il y a juste une beauté de la mélodie et des paroles. Les deux fonctionnent. Et je pense que dans nos concerts, il y a vraiment les deux. Il y a aussi des choses très simples, très évidentes.

Lola-Lý : Rassurantes, un peu. 

Clément : Oui ! Et il y a des choses qui sont complètement foutraques et en fait, c’est cool.

C’est vrai que dans les chansons à texte aujourd’hui, il y a beaucoup de paroles très concrètes, très autobiographiques aussi. Avec Château Forte, vous nous emmenez ailleurs, on parlait du Havre, de Marseille… On peut ressentir dans votre univers un côté “départ du port pour un voyage inconnu”…

Clément : C’est parce qu’on s’est rencontrés au Havre ! (rires)

Lola-Lý : D’ailleurs, on est sur une péniche, là. (Rires) 

(Château Forte joue le soir même au Mazette à Paris) 

Tout est lié ! J’imagine que c’est dû à votre travail live, mais ça rejoint quelque chose de très organique dans votre musique, qui part du corps… On ressent très fortement les choses en vous écoutant, on a envie de danser et en même temps d’être seul·e dans une mélancolie particulière. Votre musique fait se mélanger ces deux émotions tout en dualité…

Lola-Lý : Ce sont un peu les deux trucs sur lesquels on joue. Nous-mêmes, on a envie de faire des choses qui dansent et d’autres très intérieures. 

Clément : À un moment, quand on a commencé à faire de la musique un peu électro, j’ai eu un flash et je me suis dit que les concerts, il fallait que ça soit ça : que les gens dansent et qu’après ils pleurent. 

Lola-Lý : (rires)

Clément : Quand tu écoutes de la musique, il y a toujours une mélancolie, quelle qu’elle soit. Même la musique de Patrick Sébastien… je suis sûr qu’au fond de lui, il est mélancolique. Sinon tu ne fais pas de musique. C’est comme les clowns. On s’est un peu dirigés vers ça et moi, j’adore. On arrive à faire de la musique ou les gens peuvent danser et pleurer. Et il y en a qui pleurent. 

Lola-Lý : Ça fait plaisir, moi, j’adore ! 

Clément : Oui, c’est difficile d’arriver à donner des émotions qui sont profondes en musique. C’est très beau, car c’est sans artifices. C’est plus facile de pleurer au cinéma. Tu peux plus facilement te faire manipuler par une réalisation. J’ai vu The Son de Florian Zeller, ça m’a énervé, je me suis fait manipuler alors que je n’avais pas envie de pleurer. Et à la fin, tu pleures quand même. En musique, ce n’est pas possible. 

Lola-Lý : Dans la musique, tu crois que l’on ne se fait pas manipuler ? 

Clément : On peut, mais pas à cet endroit de l’émotion. Je pense qu’on peut se faire manipuler par une facilité, par des choses très commerciales que les gens ont déjà entendues mille fois et qu’ils vont avoir une appétence pour aller vers cette musique. Mais dans l’émotion, la tristesse et la mélancolie, je trouve ça difficile de manipuler. Il n’y a vraiment que l’honnêteté et la sincérité de ce que tu fais. 

Lola-Lý : Parce qu’il faut que les gens y croient. 

Clément : Oui, voilà. Je pense qu’ils ne peuvent pas y croire si toi, tu n’y crois pas.

Lola-Lý  : Oui, c’est possible. Mais tu pleures souvent en écoutant de la musique ou pas ? 

Clément : Je crois que je pleure en écoutant de la musique qui me fait penser à des moments qui ont été difficiles. Ça, ça m’arrive, mais c’est différent. Et c’est vrai que quand je vois des gens pleurer à des concerts, je me dis qu’il y a quelque chose de réussi qui est très fort, à un certain endroit. 

Lola-Lý : Moi aussi, quand les gens pleurent, je me dis qu’on a réussi. 

C’est l’effet du live aussi sans doute. Comme tu disais Clément, quand tu pleures chez toi en écoutant de la musique, c’est plus lié à d’autres choses qui te concernent, alors que le live peut avoir une puissance d’émotions directes… 

Lola-Lý : Oui, c’est la musique, c’est la présence, c’est le moment. Il y a plein de choses qui jouent. C’est bien aussi pour cette raison d’avoir conscience de tout ça, pour donner un bon moment. 

C’est un endroit où vous vous sentez bien, quand vous êtes sur scène ? 

Lola-Lý : On essaie au maximum oui !

Clément : De plus en plus, je crois. Au début, il y avait un peu une barrière. Moi, j’avais pas l’habitude d’être peu nombreux sur scène, de prendre la parole. Toi, je ne sais pas, mais moi, je me sentais comme ça. Et une barrière technique qu’on a mise en place avec ce set-up. Il faut se familiariser avec ça. Ce n’est pas juste de la voix et de la guitare, où là tu es beaucoup plus habitué. 

Lola-Lý : Oui, des inquiétudes de choses que l’on ne contrôle pas, des bugs… Ça arrive. Ça nous est déjà arrivé, donc maintenant, je compte là-dessus, se dire que ça peut arriver et c’est comme ça, ce n’est pas grave. Souvent, je me dis : si on se trompe, personne ne peut mieux se tromper que nous. Ce sont des choses que l’on ne peut pas contrôler. Prendre ce moment comme un truc où on ne sait pas ce qu’il va se passer, mais de toute façon, ça va bien se passer. 

Clément : Il faut qu’il y ait une habitude qui s’installe et c’est bien, car l’habitude, le stress qui redescend, ça permet aussi de donner d’autres choses. 

Cover EP Château Forte © Louka Butzbach

Vous allez tourner un peu avec l’EP, dans les prochains mois ? 

Lola-Lý : On espère, oui ! On a quelques dates de prévues et d’autres en discussion, pour l’été et pour la rentrée. 

Clément : La prochaine date, si la Maroquinerie peut rouvrir, c’est le 11 avril en première partie de Palatine. Ensuite, un festival à Mayenne, qui s’appelle «  Un singe en été  ». Et après, on fait la tournée des campings. 

Lola-Lý : Le 2 juin dans la Drôme, aussi. Et on joue pour une compagnie à Toulouse : on fait la musique de la création d’une compagnie de danse et de théâtre qui s’appelle «  Celui qui dit qui est  ». On bosse depuis un moment et là, on y retourne pour une dernière semaine de répétition, c’est le 7 avril à Toulouse. Ce ne sont pas nos morceaux, donc c’est surtout de l’impro pour l’instant. Et là, on verra ce qu’on fait en fonction de ce qui a été travaillé depuis qu’on les a quittés. 

Pour vous, c’est important d’avoir plusieurs projets en même temps ? 

Lola-Lý : Oui, pour moi, c’est important. 

Clément : C’est pas le fait d’avoir plusieurs projets, c’est surtout d’avoir des projets qui me plaisent. Si j’avais juste un projet qui me plaisait, ce serait très bien ! J’en ai plusieurs et je suis très content. Ce qui peut être chiant, c’est d’être dans des trucs qui ne te font pas rêver. 

Avec le temps de moins en moins, non ? 

Clément : Oui, carrément !

Lola-Lý : Pour moi, c’est important car j’ai l’impression que je suis sortie d’école il n’y a pas très longtemps, et que j’ai encore mille trucs à découvrir. Chaque chose que je fais nourrit toutes les autres choses. 

Vous avez commencé la musique jeune, chacun ? 

Lola-Lý : J’ai commencé vers sept ans en faisant du violoncelle pendant cinq ans au conservatoire. J’y suis restée dix ans. Après, j’ai fait une petite pause et j’ai repris, mais je ne prends plus de cours. Des fois, ça me manque un peu de prendre des cours, d’avoir un regard ou une rigueur, un guide, un peu. Mais le conservatoire, c’était trop, c’est bien d’avoir arrêté un moment et de pouvoir faire autrement. 

Clément : J’ai fait un peu de conservatoire aussi quand j’étais ado, juste assez pour comprendre une partition, lire un peu la musique. J’ai fait un peu de piano classique. Mais très vite, je me suis mis à faire des groupes et à plutôt écrire des chansons à plusieurs.

Un mot de la fin ? 

L’EP sort, on a un vinyle, on est super content. Et on espère qu’on va faire un bon concert !  

J'entretiens une relation de polygamie culturelle avec le cinéma, le théâtre et la littérature classique.

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