CINÉMA

« Loup et Chien » – L’île à paillettes

© Epicentre Films

Dans sa première oeuvre de fiction, Claudia Varejaõ plonge au cœur d’une île portugaise, où une communauté queer tente de cohabiter avec les traditions.

D’abord, il y a l’île de São Miguel. Située dans l’archipel des Açores à 1 370 km de la côte portugaise, et peu fréquentée des touristes, elle est complètement isolée. Ses habitant·es vivent ainsi très attaché·es aux traditions et à la religion. Et puis il y a une autre île, cachée au fond de São Miguel. Une île où Luis se maquille, où Ana tombe amoureuse d’une autre fille, où chacun·e est libre de vivre comme il l’entend. Cette île métaphysique, pleine d’amour et de liberté, tente de cohabiter avec l’île géographique qui les isole avec les règles conservatrices des insulaires. Qu’est-ce qui les lie à cette autre île qui fait partie d’elleux, mais les oppresse ? Qu’est-ce qui les lie à la religion qui ne veut pas d’elleux, aux pères qui arrachent leurs hauts pailletés et aux mères inquiètes  ?

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Où commence la fiction ?

À l’avant-première, Claudia Varejaõ explique avoir d’abord rencontré ce groupe de personnes queer avant d’en faire le sujet de son film. Issue du documentaire, elle continue d’en utiliser les mécaniques pour sa première fiction. Loup et Chien est un film particulier, puisqu’ici la fiction dépasse la réalité : la réalisatrice a poussé ce groupe à incarner leur identité profonde, à s’émanciper, et elle explique que cela les a profondément bouleversés. Tant et si bien que, Ruben Pimenta, l’acteur principal, a voulu abandonner le tournage, ne sachant plus s’il était le personnage de Luis ou lui-même, tant réalité et la fiction se confondaient.

La réalisatrice a fait venir des psychologues spécialisés sur l’île afin d’accompagner les jeunes comédien·nes, menant à la création d’un centre LGBTQ+ sur l’île, ainsi que, selon Claudia Varejaõ, à une évolution de la façon de penser des insulaires. Le film a aussi rencontré un joli succès au Portugal, notamment auprès des jeunes, fait encourageant quand on sait la place minime qu’a le cinéma dans le pays.

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Mais ce choix de faire jouer des acteurices non-professionnel·les interroge : comment peut-on mesurer les conséquences du film sur ces personnes déjà fragiles mentalement ? Est-ce que le film a vraiment eu un impact positif chez les habitants de l’île, qui va garantir la sécurité de cette communauté queer maintenant visible au monde entier ? La frontière entre fiction et documentaire est intéressante du point de vue des spectateurices, mais peut avoir de lourdes conséquences lorsqu’il s’agit des acteurices.

Se libérer par la mer

Comment se libérer de cette emprise des traditions et de cette île qui les enferme ? Par la mer, répond le film. À l’instant où celui-ci commence, c’est l’eau et non pas la terre que l’on voit. Une baleine plonge, et le bruit de la mer nous entraîne immédiatement dans ce monde insulaire coupé du monde. L’attention particulière portée au son fait écho aux racines de documentariste de Claudia Varejaõ. Puis, au long du film, revient de façon extradiégétique ce bruit sourd de la mer, et du chant des baleines, alors que l’image ne le montre pas. La mer vit dans les têtes de Luis et Ana, comme leur clé vers la libération. Mais ils hésitent, car bien qu’ils soient contraints par cette île, ils l’aiment. Pourtant, la mer ne cesse de les attirer, et ils finissent par se décider : il faut quitter l’île pour être libre d’être soi-même.

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Dualité et paradoxes

Loup et Chien, traditions et liberté, conservatisme et queer, mer et terre. Le film de Claudia Varejão est parcouru d’opposés qui se répondent, d’une binarité qu’il tente toutefois de dépasser. Luis décide de lui-même de faire un pèlerinage, malgré son homosexualité qui n’est pas acceptée par les autres hommes religieux. La communauté queer participe même à une marche religieuse, et Luis n’hésite pas à sortir maquillé alors même qu’il sait de quoi est fait le monde extérieur. L’attachement du groupe envers les traditions de leur île malgré leur identité queer est un sujet que l’on a rarement vu dans le cinéma LGBTQ+. Le conflit est toujours nuancé, jamais frontal, voir presque jamais montré.

Si cette ambivalence est perturbante, elle n’est malheureusement jamais vraiment creusée. Les personnages se laissent faire, et trouvent des moments de répit lorsqu’iels s’autorisent à être complètement elleux-mêmes, caché.e.s dans un bar ou dans une maison. Dans Loup et Chien, les paillettes cohabitent avec les règles, et l’on attend le moment où ça explosera.

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