Avec L’Établi, Mathias Gokalp assume un écart certain avec le roman éponyme de Robert Linhart (1979). Il propose une lecture plus contemporaine qu’il n’y parait de ce classique des sciences sociales. Le film offre ainsi, s’il en fallait, un rappel, bienvenu dans le contexte actuel, des raisons de faire grève, ou du moins de la soutenir.
Robert (Swann Arlaud), agrégé de philosophie et militant d’extrême-gauche, est un « établi ». Après la grande mobilisation du printemps 1968, il décide, comme tant d’autres de sa classe, de se faire employer comme ouvrier spécialisé au sein de l’usine Citroën. Ses objectifs ? Faire progresser la conscience de classe au sein des ouvriers. Structurer l’élan révolutionnaire de la classe ouvrière depuis l’intérieur. Préparer la grève. Il tiendra un an, avant d’être renvoyé. C’est l’histoire de L’Établi.
Seul à la chaîne
Dès l’embauche, les idéaux de l’intellectuel se heurtent à l’arbitraire décisionnaire des patrons. Alors que ses camarades sont envoyés à Javel, Robert se trouve affecté porte de Choisy. Le voilà seul, privé de points d’appui et donc de moyens de coordination. Cette solitude, c’est celle du travail à la chaîne, que le militant – et le spectateur – découvre par un matin de septembre.
La caméra de Christophe Orcand isole les visages dans des plans serrés et suggère que cette solitude relève plus d’un isolement imposé par l’organisation du travail que d’un élan de l’âme volontaire. Pour des raisons de budget, L’Établi de Mathias Gokalp n’a pu reproduire que trois postes de travail : la chaîne, les balancelles et les sièges.
Cette réduction ne permet pas tout à fait d’appréhender toute l’étendue de la micro-spécialisation des tâches, décrite par Robert Linhart dans son ouvrage. Mais le travail minutieux de reconstitution du chef décorateur Jean-Marc Tran Tan Ba, permet toutefois de mettre en avant la juxtaposition – plutôt que la collaboration – des corps laborieux. Les cadences infernales, les remontrances, le harcèlement, imposés par des petits chefs bouffis de la moindre parcelle d’autorité grapillée sur ces corps, apparaissent sans fard dans la lumière artificielle de l’usine – recomposée par un chef opérateur très inspiré.
Par ailleurs, pas besoin de recomposer l’usine dans son entièreté pour faire apparaître l’organisation raciste du travail des usines Citroën : au plus bas de l’échelle, il y a les Noirs, puis les Arabes, puis les autres immigrés (Italiens, Portugais), et enfin les Français. Le patronat exploite avec discernement ! L’usine est un petit laboratoire dans lequel il faut veiller à entretenir tous les rapports de domination fondateurs de la belle nation française.
Une relecture critique
Dans ce cadre, à rebours de son habituelle finesse, Swann Arlaud compose avec précision la maladresse de l’intellectuel aux mains intactes. Tout lui échappe, et le contremaître est obligé de le changer de poste à plusieurs reprises. Laborieusement alors, l’ouvrier spécialisé s’insère dans un réseau assez lâche de relations interpersonnelles. Quelques mots échangés lors de la pause de 8h15, puis le midi, un au revoir au vestiaire et il est déjà l’heure de s’oublier jusqu’au lendemain. Bien loin de l’exaltation révolutionnaire à laquelle il aspirait. Il devra apprendre à composer contre les techniques d’endormissement du patronat.
Mais L’Établi de Mathias Gokalp n’en reste pas là. Le resserrement déjà évoqué des décors, semble avoir donné l’idée au réalisateur de densifier les relations entre Robert et les autres ouvrier·es. À la différence du livre, le film donne à Robert une structure familiale et militante solide. Son épouse, Nicole (Mélanie Thierry), offre un prolongement théorique et pragmatique à son engagement.
Mathias Gokalp prend aussi soin de laisser une place importante aux femmes ouvrières en faisant du trio masculin d’ouvriers Yougoslaves du livre de Robert Linhart, un trio féminin emmené par une Sacha (Raphaëlle Rousseau) résolument féministe. Ce jeu avec le texte original apparait comme un ressort scénaristique judicieux de la part de Mathias Gokalp et des co-scénaristes Nadine Lamari et Marica Romano. Il permet ainsi de mettre en évidence les contradictions internes d’un mouvement révolutionnaire pensé pour et par des hommes selon l’idée que tous les problèmes individuels pouvaient être condensés dans ceux de la lutte des classes.
Fierté collective
L’Établi de Mathias Gokalp creuse donc des écarts et fictionnalise ces trous à la lumière des critiques adressées. Mais cette fictionnalisation apporte aussi un élan d’enthousiasme bienvenu. Il y a une fierté collective évidente qui se dégage des scènes du comité d’organisation de la grève, puis de la mobilisation. Le chant révolutionnaire italien entonné par Pietro (Luca Terracciano), puis repris par des dizaines d’ouvriers grévistes, en étant le meilleur exemple.
Et c’est cet enthousiasme collectif qui permet de faire de Robert moins un leader qu’un catalyseur d’une colère en sommeil. Certes, il existe une frontière infranchissable entre Robert et ses camarades d’usine. Il s’agit d’une frontière matérielle : l’agrégé de philo pourra toujours quitter son poste et retrouver une vie confortable de bourgeois. Risquer son emploi pour la grève n’aura jamais les mêmes implications pour Robert que pour un ouvrier lambda, a fortiori sans papier, logé dans le foyer Citroën.
Mais la force de L’Établi est celle de la mise en mouvement. Celle qui nait de la circulation, puis de la collaboration, des voix en vue de se mobiliser contre l’ordre dominant qui hiérarchise et exploite les corps. C’est celle de petits actes localisés de résistance qui n’aspirent qu’à devenir grands.