Premier roman virtuose et généreux, La Famille narre l’histoire de Sofia et Antonia, deux enfants nées dans le giron d’une mafia new-yorkaise. Cette fresque ample et addictive nous rappelle avec force la fonction première de la littérature : raconter des histoires.
Elena Ferrante s’est-elle trouvé une héritière ? Quelques années après la parution du dernier volume de la saga L’Amie Prodigieuse, une primo-romancière reprend les codes d’écriture de l’autrice italienne et dévoile La Famille, une fresque sur deux amies, dont l’amplitude impressionne. Best-seller aux Etats-Unis, le roman vient d’être publié en France aux éditions Gallimard. Cette fois, l’histoire ne se passe pas à Naples mais dans quelques quartiers du Brooklyn d’avant Seconde Guerre mondiale, où se massent nombre d’immigrés italiens venus prendre leur part du rêve américain. Dans les bateaux qui les amène jusqu’au nouveau continent, Carlo et Joey, qui ne se connaissent pas encore, rencontrent tour à tour le même homme. Ils sont abordés par Tommy Fianzo, italien lui aussi et, ils ne le savent pas encore, parrain d’une mafia new-yorkaise.
De petits services en boulots ingrats, les deux hommes sont aspirés dans la spirale du grand banditisme et intègrent ce qu’ils appelleront ensuite la Famille. Chacun se marie, construit sa vie au chevet de cette famille d’adoption. Chaque dimanche, ils s’en vont déjeuner chez les Fianzo. Leurs missions deviennent chaque jour un peu plus ingrates. Joey s’accommode de cette vie tandis que Carlo rêve d’évasion. Ils ont des enfants, une fille chacun. Sofia et Antonia. Les deux enfants grandissent, deviennent aussi amies que leurs pères sont amis. Rongé par la culpabilité, Carlo vole dans les caisses de la Famille. Il aimerait refaire sa vie dans un autre Etat, loin de cette Famille qui l’étouffe et le tuera un jour. Fianzo le prend la main dans le sac. Carlo disparaît. Laisse derrière lui une orpheline, Antonia. Les deux amies grandissent à l’ombre de ce premier meurtre qui bouleverse leur univers, le façonne. Se répètent l’une à l’autre, comme un mantra : « si tu peux me voir, c’est que je suis là » ; « si je peux te voir, c’est que tu es là ».
Deux vies
Bien qu’elle soit directement inspirée des Sopranos – l’autrice rend hommage à la série en fin d’ouvrage -, cette fresque est moins l’histoire de la mafia que celle de l’amitié qui unit Sofia et Antonia. Les deux jeunes filles s’accompagnent, se perdent et se retrouvent tout au long de cette tranche de vie qui les accompagne jusqu’à leur vingt-cinq ans. Pas de récit spectaculaire des exactions mafieuses, ici, ce qui compte, c’est l’existence ordinaire qui se déploie autour. Une existence de femmes au vingtième siècle, souvent recluses à l’intérieur des appartements, loin des affaires des hommes qui sont souvent seuls à la manoeuvre.
« Antonia ne précise pas à Sofia qu’elle a passé l’heure du déjeuner dans cette bibliothèque, échappant au brouhaha de la cafétéria en échange d’un estomac qui gargouille et d’une pile de livre, Austen et Whitman. (…) Et Sofia ne dit pas à Antonia qu’elle lui a manqué. Son récit de la journée ne comporte que du rouge à lèvre sombre et des bas soyeux. »
Naomi Krupitsky, La Famille
Sofia et Antonia sont reliées l’une à l’autre comme deux soeurs. Elles grandissent à l’ombre du monstre, se construisent dans la haine de cette Famille qui a assassiné Carlo. Puis tombent tour à tour amoureuses d’hommes de la même Famille. Ce qui se joue là, c’est le poids d’un héritage. Une sorte d’éternel recommencement ; la vie qui fait son oeuvre. Question centrale de l’oeuvre : comment, en grandissant, finit-on par avaler le spectre d’un monstre, que l’on a détesté durant toute son enfance ? La Famille entre par la petite porte pour raconter la grande Histoire, une histoire d’hommes, habituellement racontée de leur point de vue.
De l’art du roman
Le récit se nourrit de tous ces chemins de traverse qu’il emprunte. Naomi Krupitsky excelle dans cet art de façonner, de créer un compagnonnage avec ses personnages. On entre dans le récit avec ces deux fillettes attachantes et vivantes, desquelles on suit le quotidien comme des amies. L’écriture est généreuse et imagée. L’autrice nous offre un monde qu’elle a façonné de bout en bout, totalement inventé, à mille lieue de tous ces récits français qui s’attachent à l’autofiction, reviennent sur l’épisode d’une vie, celle de leur auteur, ne prennent pas toujours la peine d’inventer. Les métaphores, nombreuses, très sensorielles, disent le bruit, les sensations, les odeurs de cet univers inventé pour le seul plaisir des lecteurs.
En fin de compte, Naomi Krupistky, avec ce récit en apparence simple, renoue avec ce que devrait toujours être la littérature : un soutien, qui aide à vivre, à comprendre le monde, qui console et offre une fenêtre sur l’extérieur. On ne lâche pas Sofia et Antonia durant les quatre cent pages du livre, on voudrait les suivre jusqu’à leur dernier souffle, ne jamais s’en détacher. C’est addictif. L’autrice a beau s’être inspirée d’une série, elle rappelle avec ce livre, que l’ancêtre de la série, c’est encore le roman. La boucle est bouclée.
La Famille de Naomi Krupitsky, éditions Gallimard, 24 euros.