Harald Hutter filme son père. Il s’éloigne de la fiction et propose son premier film documentaire Up the River with Acid, sélectionné en compétition officielle au Cinéma du réel 2023. Un documentaire qui observe le temps et dénude la maladie.
Up the River with Acid suit pendant deux jours la vie du père du cinéaste, Horst. Sa maladie le coupe petit à petit des autres, du reste du monde. Il n’entend presque plus et voit mal, et peu à peu sa mémoire s’efface. Alors il se cantonne à la cartographie restante de sa maison, de sa mémoire, des derniers lieux qu’il habite et qui l’habitent vraiment. C’est sa femme qui guide le documentaire par ses mots, ces lettres où elle s’adresse à son mari, en constatant ce qu’il est devenu, un lac en hiver.
Cartographier les ruines de l’esprit
Les souvenirs s’évaporent dans un flot de pensées confuses. La fenêtre ouverte, le vent soufflant. La tête qui remue en vain à la recherche d’un repère déjà lointain. La maison, la chaise, la porte, ce même chemin qui ramène aux ruines restantes de l’esprit, lui rappelle que oui, c’est bien lui qui vit ici, qui sûrement a vécu ici. Même si les visages, les prénoms, peu à peu s’effacent, laissant place au néant de l’oubli, qui terrifie, inévitable oubli. Horst déambule dans le dernier lieu qu’il connait, sa maison.
Il se balade dans ce cocon de mémoire qui lui reste, jamais vraiment présent, jamais vraiment ailleurs. Bloqué dans cet entre deux, dans les limbes de l’esprit, si bien esquissées dans le film de son fils, qui décide, lui, de se retirer du récit. Reste ce couple, cette femme qui tente de maintenir les fondations branlantes de l’esprit défaillant de son mari, se retrouvant inévitablement dans la pièce d’à côté. Car la distance s’installe, les mots se font rares. Un amour qui fut inébranlable et sans limite, sans frontière. Un amour qui justement les avait toutes brisées : celle de la langue, de la distance, et des engagements extérieurs. La naissance d’un amour désormais perpétuée au travers des souvenirs qui se confondent, s’emmêlent.
« Il ne sert à rien de vouloir te raccompagner là où notre voyage a commencé » dit-elle. Elle est la mémoire restante d’Horst mais constate qu’il n’en a plus besoin. Pourtant le poids de son passé érudit pèse dans les lieux. Il est allongé sur le canapé. Contre le mur derrière, une étagère débordante de livres l’écrase dans l’image. Comme si finalement ce dernier lieu qu’il connait n’était qu’un rappel incessant de ce qu’il ne savait plus. Cet orateur passé qui désormais s’accroche à ses rituels de méditation, à ce courant d’air par la fenêtre, se laissant emporter par l’inévitable.
Par la suite c’est la nature qui guidera le chemin, car la fin n’est que naturelle. Horst reste assis sur le banc dans ce décor bucolique. Sa femme et son petit fils s’éloignent dans la profondeur de l’orée de la forêt. Les choses continuent, mais Horst doit rester ici. Ce documentaire approche cet homme avec beaucoup de respect et de poésie. Harald Hutter lui donne aussi l’opportunité de ne pas rester seul dans sa tête. Il ouvre la porte de son esprit, et forme une hypothèse sur ce qu’il s’y passe. Que retient-t-il des sons, des images défilant devant ses yeux ? Up the River with Acid est un très beau documentaire dont l’immersion ne reste évidemment qu’une hypothèse. Mais la proposer est sûrement la meilleure chose que le réalisateur fait pour son père.
Une vraie proposition formelle
Harald Hutter filme son père, qui peu à peu lui échappe. Il sort la pellicule, si fragile et inflammable, telle des morceaux de vies si facilement perdus. Car la mémoire n’est pas infaillible, elle est vite rattrapée par la vieillesse, la maladie. Alors comme un « film flamme » trop longtemps laissé au soleil, les images, les visages, peu à peu deviennent cendres. D’ailleurs dans ces dernières images fugaces, un tas de pellicules prend feu et crépite dans les oreilles du spectateur.
Le réalisateur offre une réelle proposition formelle. Il emploie tous les moyens pour dénuder son père et sa maladie. Dès le début du documentaire, le spectateur est introduit à la confusion d’Horst par un montage très rapide. Associations et métaphores fusent, troublant les spectateurs dans ce flux d’images, de sons, de crépitements, de couleurs, d’images se décomposant, de vignettes de pellicules se détaillant. Donner un avant gout des entrailles de l’esprit, permettant un rapport beaucoup plus intime avec Horst par la suite.
Mais il faut avant tout mettre en avant l’utilisation du son, qui n’est, dans ce documentaire, jamais anodine. Tout est maitrisé, orienté pour tenter de faire résonner les sens, les impressions d’Horst. Que ce soit par les variations de focalisation : le son passe du vent extérieur à son étouffement quasi total, ce qui nous immerge dans l’isolement d’Horst. Puis bien évidemment des compositions musicales juxtaposant les sons réguliers d’une horloge, le bourdonnement de l’oreille et l’avion passant dans le ciel. Harald Hutter fait un sans faute, sans écueil, sans geste laissé pour compte. C’est son premier documentaire et il rayonne.