LITTÉRATURE

Au festival Effractions, Lola Lafon rend aux femmes leurs voix confisquées

Lola Lafon
Lola Lafon et Nelly Kaprièlian © Hervé Véronèse / Centre Pompidou

Le festival de littérature du Centre Pompidou accueilli plusieurs auteurs contemporains, dont Lola Lafon. Lors d’une carte blanche dédiée à la mémoire, aux femmes et aux histoires personnelles, l’écrivaine a réuni un large public.

« Bonsoir à toutes et un peu de tous ». Sa voix calme surgit soudainement et rompt le brouhaha ambiant. Lola Lafon se tient droite sur sa chaise, micro en main et léger sourire. Sa présence attire du monde, ce vendredi 10 mars, au festival de littérature contemporaine Effractions, organisé par la BPI au Centre Pompidou. Cette année, la question de la mémoire est au cœur de la plupart des conférences. Le grand entretien avec l’autrice, à propos de son dernier livre Quand tu écouteras cette chanson, doit clore la soirée.

Un musée. C’est précisément le lieu de son dernier ouvrage. Mais pas dans n’importe lequel. Pour ce livre, Lola Lafon a arpenté le Anne Frank, à Amsterdam. En juillet 2021, elle passe une soirée dans l’Annexe. C’est là où vécut la famille Frank de juillet 1942 à août 1944, avant d’être arrêtée et déportée en Pologne. De cette nuit, elle tire un roman, dans lequel elle rend sa place d’autrice à Anne Frank. « J’ai voulu rencontrer le texte et rappeler que ce que nous avons appelé un journal est en réalité un récit », entame Lola Lafon. La petite salle blanche au sous-sol du Centre Pompidou est comble. Certaines personnes se tiennent debout, le long des murs. Essentiellement des femmes, jeunes et moins jeunes, mais aussi quelques hommes. Des bénévoles se sont joints discrètement à la foule pour écouter l’interview animée par la critique littéraire Nelly Kaprièlian.

La salle était pleine pour le grand entretien avec Lola Lafon © Hervé Véronèse/Centre Pompidou

Face au public, l’autrice explique comment Anne Frank est devenue écrivaine. À l’origine, un ministre hollandais en exil qui un jour, à la radio, affirme que tout témoignage de guerre sera publié à la libération. La jeune femme entend cette annonce et décide de raconter sa vie clandestine en perfectionnant son texte. « Elle prend son journal comme une matière documentaire, qu’elle retravaille », insiste Lola Lafon.

Les jeunes filles, objets marketing sans parole

Le travail d’Anne Frank est à mille lieues de cette image romancée que lui ont donnée Broadway et Hollywood. Loin du journal intime d’une adolescente qui ne parle que de ses états d’âme. « On a enlevé la judéité de son texte et son opinion sur la guerre. Anne Frank savait qu’il y avait des rafles, que l’on tuait les juifs avec du gaz. Elle le raconte mais ces passages ont été régulièrement effacés », décrit la romancière. Quitte à en faire oublier la fin : celle d’une vie brutalement arrêtée dans un camp de concentration en Pologne et d’une jeune femme sans sépulture.

Rendre leurs paroles confisquées aux femmes, Lola Lafon en a fait un pilier de son œuvre. Avec La petite communiste qui ne souriait jamais (paru en 2014), elle retrace le parcours de la gymnaste roumaine Nadia Comăneci. Célèbre pour avoir été la première et l’unique gymnaste à remporter, à 14 ans, la note maximale de 10 aux J0 de Montréal, en 1976. Dans son roman, Lola Lafon décrit l’instrumentalisation médiatique et politique de la gymnaste et de son corps.

Elle rappelle surtout la nature première de Nadia Comăneci : une sportive de haut niveau, résolument dévouée à sa discipline, tout comme Anne Frank, dont elle relate le travail d’écriture acharné. Une façon de mettre en lumière ces jeunes besogneuses, constamment instrumentalisées. « J’aime observer la façon dont on regarde les jeunes filles. On ne les entend pas tellement mais elles sont devenues une obsession. On s’en sert pour vendre des choses et faire du marketing », explique la romancière à propos de son attrait pour ces personnages féminins. Dans l’assemblée, quelques femmes esquissent des sourires entendus.

Entrer par effraction dans sa propre œuvre

Lola Lafon entre elle-même par effraction dans son dernier roman et prend la parole sur son histoire. « Je viens d’une famille juive, ashkénaze, russe et polonaise. Je n’en ai jamais parlé jusqu’à ce septième roman », témoigne-t-elle. Par fragments, elle évoque cette famille discrète sur son passé et sur le génocide. Elle raconte son enfance et une rencontre déterminante en Roumanie, qui survient de manière saisissante dans son ouvrage et marque le lecteur de façon indélébile. « C’est vrai que c’est toujours difficile de savoir comment et quand parler d’un génocide », réagit la journaliste Nelly Kaprièlian, en évoquant sa propre famille arménienne.

La rencontre a permis d’évoquer plusieurs sujets comme la mémoire, les femmes et le travail d’écrivain.
© Hervé Véronèse /Centre Pompidou

Le grand entretien s’achève. Un micro commence à circuler dans le public. « Avec votre roman, j’ai eu les larmes aux yeux pour la première fois en lisant », déclare une dame avec émotion. Une jeune fille se lève à son tour pour prendre la parole. « Votre livre est une forme d’héritage ? », demande Fatene, 17 ans, à l’autrice. À la main, elle tient son propre exemplaire du roman, garni de post-it. « En quelque sorte oui », lui répond l’intéressée.

Aux sources de cette histoire

La foule se lève pour se diriger vers la petite table dressée à l’extérieur, où Lola Lafon signe quelques exemplaires de son livre. Très vite, une file ordonnée se constitue. Fatene et sa camarade Ramatoulaye en font partie. Elles sont venues avec leur professeure de français après avoir étudié le roman en cours. « J’aime qu’elle ne falsifie pas l’histoire et qu’elle essaie d’être neutre dans son livre  », témoigne Ramatoulaye. Les deux jeunes filles abordent l’autrice, grands sourires aux lèvres. Un peu plus loin dans la file, Grit, 45 ans, feuillette l’exemplaire qu’elle vient d’acheter. « Lorsque j’ai vu que Lola Lafon devait intervenir dans ce festival, je me suis dit que c’était l’occasion de découvrir son travail, dont j’ai souvent entendue parler », explique-t-elle. Grit a grandit en Allemagne de l’est, en RDA. La figure d’Anne Franck était omniprésente dans son éducation. « Le régime en avait fait une héroïne communiste. Plus tard, j’ai découvert que je n’avais pas lu le texte complet, avec ce roman je vais pouvoir revenir aux sources de cette histoire ».

En tenant le livre à deux mains, elle s’avance vers la romancière. Les deux femmes échangent à demi-mots, le temps est comme arrêté. Quelques minutes plus tard, les dernières personnes quittent les lieux. Lola Lafon remet le capuchon sur son stylo plume puis se lève sans un bruit. Elle disparaît aussi soudainement qu’elle est apparue en début de soirée.

Quand tu écouteras cette chanson de Lola Lafon, édition Stock, 1950. La rediffusion de la rencontre est à retrouver sur le site de la BPI : https://effractions.bpi.fr/

You may also like

More in LITTÉRATURE