CINÉMA

(Re)Voir – « Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon » : L’ordre et le pouvoir

Gian Maria Volontè dans Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon
© Vera Films S.p.a

Retour sur Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, film satirique d’Elio Petri qui lorgne fortement sur Kafka et la dystopie.

Le point de départ d’Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon est aussi simple que génial, se suffisant à lui-même pour mettre le doigt sur les vices et les perversités inhérentes à tout pouvoir hors de contrôle. Alors qu’il s’apprête à prendre la tête de la section politique, le chef de la brigade criminelle de Rome, interprété par Gian Maria Volonté, égorge sa maîtresse Augusta, jouée par Florinda Bolkan. Il laisse volontairement de multiples indices derrière lui : le but de ce lâche féminicide est de (se) prouver que personne ne le soupçonnera.

Le film ouvre dans la filmographie d’Elio Petri ce que ce dernier appelait sa « trilogie des névroses » : suivront la Palme d’Or 1972, La classe ouvrière va au paradis, qui porte sur la condition ouvrière ; puis le mal aimable La propriété, c’est plus le vol en 1973, sur le thème de l’argent.

Possession

Dans un registre souvent extravagant et parfois pitoyable, le personnage de Gian Maria Volonté est franchement dissonant. La performance charismatique et endiablée du comédien se montre particulièrement à-propos. À la préfecture, il se montre sous un aspect passionné et hargneux. Il n’y a qu’à voir la ferveur avec laquelle il clame son discours dans le premier tiers du film. Comme possédé, il annonce la direction que prendra la section politique sous ses ordres — mais nous y reviendrons.

La narration du film fera un usage régulier du flash-back pour dévoiler la relation entre le commissaire et Augusta. Sitôt sorti des dialogues et jeux érotico-morbido-policiers, il se révèle puéril, enfantin, inadapté à une vie de couple « normale ». Augusta ne manque d’ailleurs pas de le lui reprocher par des moqueries et des humiliations. Pour ce personnage jaloux et frustré, le plaisir ne peut plus provenir que du pouvoir, de son exercice outrancier et voyant. Ce n’est donc pas un hasard s’il commet le meurtre durant l’acte sexuel.

Il est très difficile d’éprouver de l’empathie pour ce personnage. Il n’a pas de nom – ses collègues l’appellent Dottore – ce qui tend à le déshumaniser et à le renvoyer à un statut abstrait, voire universel. C’est également quelqu’un qui n’a manifestement pas le moindre point positif : il est réduit à une idée monstrueuse, définitive et irrésistible. Pourtant, malgré cette distance, le film pousse le·a spectateur·ice à la jubilation devant les actions de cet individu cynique mais truculent. Transporté par une folie furieuse du pouvoir, il s’échine à faire perdurer l’enquête, à disculper les autres suspects… Car pour prouver son immunité, il ne peut pas faire condamner un innocent — ce serait bien trop facile. C’est dans cette faculté à jouer simultanément sur un rapport de rejet et de fascination que se situe l’une des richesses du film.

Gian Maria Volontè dans Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon
© Vera Films S.p.a

L’ombre du Duce

Dans les années 70, les pays européens sont en proie à un climat politique particulièrement trouble et violent : ce sont les années de plomb. Des cinéastes tels que Costa-Gavras, Fassbinder, Pasolini et, bien sûr, Elio Petri se montrent très préoccupés par ces tensions. Ainsi que par une potentielle renaissance, assumée ou non, du totalitarisme. En Italie, c’est au rythme des attentats (Milan le 12 décembre 1969, Bologne le 2 août 1980), des enlèvements et des assassinats (l’homme politique Aldo Moro en 1978) que le pays suffoque petit à petit. 

Dissocier le climat qui règne dans la botte italienne du film Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon serait donc absurde. Tout comme il est évident que ces policiers hallucinés, qui considèrent que « la répression est la civilisation », constituent une réminiscence du fascisme. Derrière ces paroles vantant avec sarcasme les vertus de la démocratie, se cache en fait un pouvoir en roue libre, dont rien ne peut empêcher les abus. L’usage régulier de la longue focale dans le film pour écraser les perspectives en extérieur, ou même en intérieur, contribue à créer un climat asphyxiant. Sur les visages, l’usage de cette même longue focale, en gros plan, les rend menaçants et oppressants — comme à l’égard de ce pauvre badaud que Volonté implique dans l’enquête.

Pour dresser ces mouvements de jeunes révolutionnaires qui caractérisent la fin des années 60, la technologie se met alors en œuvre. Tous les moyens sont bons épingler ces « subversifs » : écoutes téléphoniques, classifications par orientations politique et sexuelle… La police surveille tout. Il est ainsi logique d’y voir une forme évoluée des années mussoliniennes avec un soupçon de Kafka — dont une citation du Procès conclue le film. L’auteur austro-hongrois était déjà une influence majeure pour L’Assassin, le premier film de Petri. Un film en forme « d’anti-Enquête… », et dans lequel la persistance du fascisme était déjà questionnée par le personnage du policier qui enquête sur Marcello Mastroianni, accusé du meurtre de sa maîtresse. 

Elio Petri poursuit ici sa réflexion avec cette féroce satire, qui reste, cinquante ans plus tard, toujours d’actualité. 

Ce portrait au vitriol des autorités italiennes à l’aube des années de plomb, est disponible en VOD sur LaCinétek et UniversCiné, ainsi qu’en DVD chez Carlotta Films.

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