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CINÉMA DU RÉEL – « Ciompi » : Chair spectrale

Ciompi, Agnès Perrais © L'Image d'après - La surface de dernière diffusion
Ciompi, Agnès Perrais © L'Image d'après - La surface de dernière diffusion

Après Tant que nous sommes à bord (2014) et Magari  ! (2018), Ciompi est le troisième long-métrage d’Agnès Perrais. Sélectionné cette année au festival Cinéma du réel, ce documentaire ne ressemble à aucun autre.

Au XIVe siècle, à Florence en Italie, les Ciompi, ouvriers les plus pauvres de l’industrie textile se révoltent, bouleversant le pouvoir. Au même endroit, en 2022, des ouvriers du textile se mettent en grève… Avec son nouveau documentaire, Agnès Perrais interroge les spectres du passé et leurs traces dans le présent.

Absences et exploration

Le premier fait qui frappe dans le geste d’Agnès Perrais est toute la latitude qu’elle laisse à son·sa spectateur·ice pour recevoir son film. Si Ciompi fait appel à l’histoire, il ne s’agit pas de proposer une reconstitution linéaire des faits. Il n’y aura pas de carton explicatif, pas de panonceau déclinant le pedigree des intervenant·es. Pas de piste, pas de mode d’emploi : le film se présente comme une vaste surface à explorer. Sur les voix de la réalisatrice et d’Alessandro Stella, auteur d’un livre sur la révolte des Ciompi, des plans sur des rues, des visages, des arbres. Agnès Perrais observe la profonde étrangeté qui réside dans l’ordinaire. 

Au milieu de tout ça, une absence émerge, un sentiment étrange ; la puissante révolte de travailleurs, qui a eu lieu dans ces rues n’a pas laissé de trace. En fin de film, le fleuve s’écoule toujours, indifférent…

Pourtant, une nouvelle révolte est en cours. Des ouvriers très précarisés se mettent en grève, en 2022. Des choses ont changé, l’usine est maintenant excentrée de la ville, les travailleurs sont immigrés, surtout originaires d’Asie. Sans comparer les deux épisodes, Agnès Perrais suggère néanmoins délicatement l’idée que quelque chose des fantômes de Ciompi pourrait s’activer dans la révolte contemporaine. Il ne s’agit ni d’une thèse, ni d’un pamphlet, mais d’une idée et d’une expérimentation. La réalisatrice laisse dialoguer ces deux réalités, et observe simplement ce qui en ressort, ou ce qui parfois, n’en ressort pas.

Ainsi, les contestations contemporaines sont filmées avec distance et curiosité. Pas de parallèle construits artificiellement. Au contraire, une attention à ce qu’il se passe dans les corps des travailleurs et travailleuses.

Art pauvre, art ludique

Ciompi émerveille par son épure. Tourné avec une petite équipe dans les rues de Florence, et un dispositif simple : une caméra super 8 d’un côté, des sons captés par Marie Bottois, de l’autre. Par ailleurs, des séquences d’entretiens tournées en 16mm. Le film s’octroie la liberté de n’avoir pas toujours du son direct. Il se permet de brouiller les pistes entre ce qu’il donne à voir et ce qu’il donne à entendre. Il se laisse ainsi traverser et transformer par le réel, par la curiosité de celleux qui l’ont fabriqué, et par un goût du jeu. 

Ce qui reste, après la projection, est le sentiment d’une autonomie d’un film qui est plus que la somme du travail fourni pour le réaliser. Ce sont aussi de petits détails de réel, rendus par la caméra. Des secondes de flottement après la lecture de noms sur une pétition. L’aisance, la gêne ou la malice des intervenant·es. Des mains qui roulent une cigarette, une machine à tisser. Plutôt que de restreindre ou de tordre le réel, Agnès Perrais le laisse investir son film, attentive. Le généreux grain de la pellicule, loin de faire écran, révèle la vibration en chaque chose.

Cadeaux matériels

A côté de la matière argentique, qui fait la chair du film, la matière orale est aussi essentielle. A plusieurs reprises, des interventions en italien et en ourdou ne seront pas traduites, ni sous-titrées. Les francophones, devant le film, sont ainsi remis au présent. Libéré·es de la charge de recevoir du sens et du langage expressif, c’est la matérialité de la langue, et les sons produits par les corps qui deviennent fait esthétique. Il ne s’agit plus d’interpréter, mais de voir et d’écouter.

Peut-être que le geste d’Agnès Perrais s’explique, en dernier instance, de cette manière. C’est en soustrayant des informations et des signifiants qu’elle fait affleurer un nouveau regard et éclore un nouveau rapport à la matière filmique et historique. Spectral, fantaisiste et férocement vivant, Ciompi est un événement à ne pas rater.

Le film sera projeté à Paris le lundi 27 mars à 19h40 au MK2 Beaubourg et le Jeudi 30 mars à 14h15 au Centre Pompidou. 

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