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« La Dernière artiste soviétique » – Montrer l’invisible

© The Hoochie Coochie
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L’artiste russe Victoria Lomasko a entrepris en 2014 de faire le tour de l’ancien bloc soviétique pour en glaner les dernières traces. Mais la pandémie a brusquement changé la forme de son récit.

Il faut attendre l’aboutissement du livre (soit un peu moins d’une dizaine d’années) pour que Victoria Lomasko trouve et définisse sa vision de l’art. De forme hybride, La Dernière artiste soviétique commence comme un récit de voyage et se termine en manifeste poétique et politique. Au départ très attachée à appliquer « les méthodes journalistiques et sociologiques » à son œuvre, l’autrice change sa vision des choses en cours de route. C’est justement l’arrêt de son chemin et son retour en Russie avec le début de la pandémie qui déclenchent cette ®évolution.

Topchanka © The Hoochie Coochie & Victoria Lomasko

Changer de route

En 2014, Victoria Lomasko part pour Bichkek au Kirghizstan avec en tête « les images et les histoires féeriques des journaux soviétiques ». C’est-à-dire : « les montagnes du Caucase, les steppes asiatiques, des personnages en robes bariolées tenant des fruits et, bien entendu, cette même image récurrente : quinze enfants des différentes nationalités formant une ronde ». Cette vision idyllique va se heurter de plein fouet à la réalité. Des quinze états qui composaient l’ancien empire soviétique, l’autrice en visite six : le Kirghizstan, l’Arménie, le Daghestan, la Géorgie, l’Ingouchie et le Bélarus. Avant un retour à Moscou, où les tensions pendant la pandémie s’accroissent.

Le travail de l’artiste, ce n’est pas de fuir la police, un carnet de croquis dans les mains. Le travail de l’artiste, c’est de peindre les formes de l’avenir souhaité pour l’aider à se réaliser. Nous sommes beaucoup plus utiles dans nos ateliers que dans une bagarre.

Victoria Lomasko, La Dernière artiste soviétique

Au départ, La Dernière artiste soviétique devait être une suite à D’autres Russies (2018). Le précédent ouvrage de Lomasko décrivait également ses voyages de 2008 à 2016 dans l’ex-bloc soviétique. Elle y faisait entendre la voix des oublié·es de la Russie de Poutine. Tout aussi politique, La Dernière artiste soviétique a dépassé du cadre prévu par son autrice. En main, le livre, qui n’est pas vraiment une BD et pas vraiment un récit sociologique, prend des allures de récit de voyage illustré. On pense bien sûr à L’Usage du monde (1963) de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, qui mélangeait déjà récit, rencontre et dessins de lieux reculés et de personnes hautes en couleur. Moins poétique que l’écrivain suisse, Victoria Lomasko porte cependant le même regard tendre et attentif sur les gens qu’elle rencontre, et ses dessins sont aussi bruts que ceux de Vernet.

Zora © The Hoochie Coochie & Victoria Lomasko

La première partie du livre met à l’honneur les rencontres que fait l’autrice. Chaque double page présente une nouvelle personne qui parle de ses souhaits pour le futur, de ses angoisses actuelles ou de ses souvenirs révolus. Comme une journaliste d’investigation, Lomasko donne la parole aux autres en s’effaçant. Et comme une artiste, elle les saisit en un dessin très vif dans le confort de leur intérieur.

De luttes et de rêves

Mais aux trois-quarts, la première partie nommée « Les traces de l’empire » fait place à une seconde, « La Dernière artiste soviétique devient quelqu’un d’autre ». Dans cette deuxième partie, plus directement politique et personnelle, c’est vers 10 jours qui ébranlèrent le monde (1919) de John Reed que s’oriente le récit. Mais paradoxalement, alors que le contexte politique s’intensifie, Lomasko penche vers l’introspection. Dans cette partie, elle dessine par exemple pour la première fois son autoportrait. Elle suit également presque au jour le jour les protestations à Moscou. Plus impliquée donc, Lomasko ménage des espaces de réflexions sur l’art. Sa vision évolue d’un art presque utilitaire à de l’art pour l’art.

En voyageant, Victoria Lomasko se rend compte de la diversité des lieux visités. Toutes les traces de l’Union soviétique qu’elle recherche au départ prennent la forme de statues ou de souvenirs et autres chimères. Si une certaine nostalgie s’entend chez les personnes ayant vécu cette période, la jeunesse n’a pas du tout le même discours. Et c’est avec une grande minutie que l’autrice s’intéresse aux invisibles de ces pays : mères, filles, prostituées et personnes LGBT, en leur donnant la parole. Au fil des chapitres, Lomasko met notamment en lumière un fait récurrent : quel que soit le régime au pouvoir, la religion dominante ou le passé du lieu, le « contrôle de la sexualité féminine par la société, la famille et l’Église » est total.

Naruto © The Hoochie Coochie & Victoria Lomasko

Victoria Lomasko s’est aventurée dans l’ensemble de l’ancien bloc soviétique, allant du Musée Staline à Tbilissi en Géorgie aux manifestations à Moscou pendant la pandémie. La Dernière artiste soviétique illustre deux périodes de transitions. Celle de la fin progressive d’une illusion d’harmonie entre les pays de l’ancien bloc soviétique. Et celle d’un changement dans la création de l’autrice. Aujourd’hui en exil, Victoria Lomasko vit en Allemagne.

La Dernière artiste soviétique de Victoria Lomasko, traduit du russe par Gérald Auclin, éditions The Hoochie Coochie, 300 p., 26€

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