Zombies, fantômes et autres mânes se bousculent dans les pages des Dangers de fumer au lit, le nouveau recueil de nouvelles de l’autrice argentine Mariana Enriquez. Chez elle, le choix de l’horreur est aussi politique que poétique.
Dans une interview Mariana Enriquez remarquait que la tradition du genre de l’horreur espagnol demeurait irrégulière, incohérente. Ce qui lui laisse tout un champ libre d’invention en tant que quasi pionnière : « Quand j’écris de l’horreur, j’essaie de lui donner les couleurs de l’Amérique Latine. D’imaginer les sujets selon nos réalités, d’inclure des mythologies indigènes, des légendes urbaines locales, des saints païens, des meurtres locaux, les violences avec lesquelles nous vivons, les problèmes sociaux avec lesquels nous souffrons. »
Avec ce troisième livre traduit en français, l’autrice ne quitte pas le genre de l’horreur qui lui tient à cœur. Son précédent recueil, Ce que nous avons perdu dans le feu (2017), rassemblait déjà douze nouvelles à l’influence gothique. Mais c’est surtout Notre part de nuit, énorme pavé de plus de 700 pages publié en France en 2021, qui attira l’attention des critiques et du public international sur cette autrice singulière.
Les Dangers de fumer au lit est un nouveau recueil de douze nouvelles d’une noirceur exquise. Dans « Le puits », une femme pathologiquement terrorisée à l’idée de sortir de chez elle décide de reprendre sa vie en main en retournant voir une sorcière ; un groupe d’amies se réunit pour jouer au Ouija mais une séance tourne mal dans « Quand on parlait avec les morts » ; avec « Viande » c’est un scandale qui défraie la chronique en Argentine après la découverte de ce que deux fans d’une rockstar décédée sont prêtes à faire pour rester près de lui… Tour à tour intrigantes, loufoques ou glauques, chacune des douze nouvelles du recueil remet en jeu le possible et l’impossible, la morale et l’immoral.
Josefina se souvenait qu’elle aurait aimé regarder à nouveau dans le puits, mais n’avait pas osé. Il faisait nuit et la peinture blanche brillait comme les os de San La Muerte ; c’était la première fois qu’elle avait peur. Ils étaient rentrés à Buenos Aires quelques jours plus tard. Le premier soir, Josefina n’avait pas réussi à dormir lorsque Mariela avait éteint la lampe de chevet.
Mariana Enriquez, Les Dangers de fumer au lit
Nouvelles histoires extraordinaires
Ce qu’il y a d’intéressant dans les livres de Mariana Enriquez, c’est qu’ils proposent un mélange troublant entre le réel et l’irréel, le contemporain et l’historique. Ce recueil s’inscrit par exemple dans la lignée du réalisme fantastique de Borges, Ocampo ou Cortázar tout en se plaçant sous la houlette d’Egar Allan Poe et surtout de Stephen King.
Le spectre de la dictature militaire (1976-1983) plane au-dessus du récit : sa violence et son traumatisme sont visibles dans le motif répété de l’enlèvement d’enfants notamment. Excepté une nouvelle qui se déroule à Barcelone (double maléfique du cliché de la ville touristique et festive que l’on imagine au premier abord), toutes les nouvelles se passent à Buenos Aires. Dans la capitale argentine, l’air est si vicié qu’y croiser des fantômes ou des spectres n’étonne personne tant la déchirure laissée par la dictature est profonde.
Chaque nouvelle est prise en charge par une narratrice (en première ou troisième personne), ou par un nous collectif dans lequel une narratrice est incluse. Ce dernier point de vue permet de faire de la nouvelle un rêve ou un souvenir, comme une rumeur dont on aurait le récit à postériori.
Ce procédé accentue le trouble : s’agit-il d’un délire collectif ou d’une mémoire ancestrale ici partagée ? Mariana Enriquez maîtrise avec habileté le suspense et la montée en puissance de la description de l’horrible. Chaque récit est une capsule indépendante mais tenue dans la cohérence du recueil. Automutilation, cannibalisme, pédocriminalité, tout y passe mais rien n’est gratuit et tout devient subtilement politique. L’autrice sait toujours où placer la frontière avant l’insoutenable.
Mais la nuit, […] elle revoyait le sourire de Vanadis, ses dents tordues, [….] et se disait qu’elle non plus ne garderait pas chez elle cette fille muette aux cheveux noirs et au sourire effrayant, dont elle était presque tombée amoureuse et qui désormais lui faisait faire des cauchemars.
Mariana Enriquez, Les Dangers de fumer au lit
Les Dangers de fumer au lit s’inscrit pleinement dans la continuité de l’œuvre de Mariana Enriquez. En prenant soin d’ancrer ses histoires dans la culture et le sol d’Argentine (avec un petit écart en Espagne), l’autrice fait résonner son récit avec l’histoire de son pays, donnant à son recueil une dimension étonnante à la fois d’exorcisme et de politique.