LITTÉRATURE

« Kaddish pour un amour » – L’Autre comme utopie

Karine Tuil © Francesca Mantovani, Wikimedia Commons

La poésie amoureuse spirituelle est-elle tombée en désuétude  ? Force est de croire, au regard de ce recueil de Karine Tuil, qu’elle parvient aujourd’hui encore à exprimer toute sa puissance.

Romancière que l’on connaissait pour ses best-sellers La Décision ou Les Choses humaines, Karine Tuil a décidé de publier pour la première fois un recueil de poèmes, Kaddish pour un amour (éd. Gallimard), manière de retourner au matériau originel que sont les mots dans toute leur pureté et leur simplicité. Mais aussi et surtout, de perpétuer le souffle poétique des textes sacrés. Karine Tuil parle ici de la fin de l’amour en prenant le kaddish à la fois comme source d’inspiration et comme espace de «  recueil  » pour une prière qu’elle veut universelle.

Dans le judaïsme, le kaddish correspond à la prière des morts, en réalité sanctification du nom divin, récitée traditionnellement plusieurs fois par jour. La poétesse tente ici de répondre à l’absence d’un texte qui lui semble essentiel : un kaddish pour évoquer l’amour, et surtout l’amour comme confrontation inégale, et comme exil loin de soi-même et de l’être aimé. Aimer, pour Karine Tuil, c’est faire naître en soi le conflit. C’est en soi déjà une forme de défaite.

J’ai déclaré la disparition de Ton amour
À la police
Qui a dit : il est libre
Il peut partir
Disparaître
Ne jamais revenir
Vous n’êtes rien
Pour lui

Karine Tuil, Kaddish pour un amour

La fin de l’amour ?

L’illusion propre à toute histoire d’amour partagée correspond au fond au mirage du Même : l’Autre est une utopie, et reste aussi cryptique que le texte religieux. Karine Tuil en fait le constat avec une forme d’ironie : « Mais de Toi je n’ai rien compris / Il me fallait  : des commentaires / Le texte était opaque / Kabbalistique / Mystique / Érotique / Je ne décode pas Ta loi  » (p. 33). Mais plus largement, la poétesse croyante transgresse avec son kaddish la tradition de la poésie spirituelle, et s’autorise à mettre le cri adressé à Dieu dans la bouche d’une femme qui aime un homme.

Nous ne pouvons pas être ensemble
Nous ne pouvons pas être séparés

Karine Tuil, Kaddish pour un amour

L’Autre est un peuple pour soi, et l’amour une terre promise jamais atteinte. Karine Tuil ne répète-t-elle pas là la liturgie perpétuelle de la souffrance amoureuse sans jamais chercher à la dépasser  ? Son texte ne prétend évidemment rien. Il est peut-être simplement le constat de la fragilité de l’être amoureux. Au cœur de cette évidence, quelques poèmes se distinguent par leur puissance d’évocation, dont «  ÉROUV  », page 45, où la clôture du jardin des amoureux·ses permet de se protéger de la violence du monde extérieur.

Le long poème qu’elle livre s’achève pourtant par le retour de l’être aimé, qui se traduit par son élévation vers le chant d’amour et de bonheur de la prière divine exaucée, très célèbre, extraite du Deutéronome 6  : 4-9, «  Écoute Israël, l’Éternel est notre Dieu, l’Éternel est Un  » (p. 115). On est ici bien loin des œuvres précédentes de Karine Tuil, allègrement fournies et documentées. Kaddish pour un amour correspond à un élan vers le sacré, qui n’est pourtant pas réservé à quelque initiés. Bien au contraire, il est d’une simplicité salvatrice.

Kaddish pour un amour de Karine Tuil, éditions Gallimard, 14 euros.

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