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Rencontre avec Henrika Kull – «  Je me pose toujours la question  : pourquoi  ?  » 

© Outplay Films

Sascha et Maria sont travailleuses du sexe dans une maison close en Allemagne. Seule la joie fait le récit de leur histoire d’amour.

La réalisatrice de Seule la joie, Henrika Kull, s’est confiée à Maze sur sa façon d’interroger le regard porté sur un métier trop rarement considéré comme tel : le travail du sexe. Plus largement, c’est une cinéaste en constante réflexion sur ce qu’est de construire une image de cinéma, aujourd’hui, que nous avons pu rencontrer.

La représentation du travail du sexe dans Seule la joie tranche avec l’image qu’a construit le cinéma de cette profession. Dans votre film, les corps des travailleuses du sexe ne sont pas érotisés. D’où vous vient ce regard  ?

Cela vient de mes recherches, de ce que j’ai vraiment vécu. Je suis allée dans des maisons closes où j’ai compris en quoi consistait vraiment ce travail. C’est donc un vrai travail, qui est très physique. Il y a parfois des clients sympas, d’autres sont plus repoussants. Ce que j’ai compris c’est que si la dimension sexuelle est évidente, les travailleuses du sexe ne se sentent pas toujours sexy. C’est quelque chose qu’elles doivent faire tous les jours pour payer leur loyer, pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs enfants. Elles le font car elles gagnent plus qu’en étant employées dans un supermarché. Mais c’est un travail. Ce n’est pas un super travail, mais c’est un travail acceptable.

Vous avez tourné avec des acteur.ices professionnel.le.s mais aussi avec les travailleuses de la maison close dans laquelle vous avez tourné. Comment le tournage s’est passé  ?

C’est effectivement une vraie maison close. Il y a donc les travailleuses du sexe, la gérante qui travaille là-bas depuis de nombreuses années. Adam Hoya (qui incarne Maria dans le film, ndlr) a aussi été travailleur du sexe. La seule actrice est Katarina Behrens (qui incarne Sascha, ndlr). Les clients sont parfois de vrais clients du lieu, parfois des acteurs.

En fait, je connais cet endroit depuis 10 ans. Je suis amie avec elleux. Ce n’était pas mon projet initial de faire un film là-bas. Ce qui m’a d’abord intéressé, c’était de parler avec elleux. Par la suite, je me suis aussi rendue dans d’autres maisons closes.

Je ne voulais pas me rendre dans des maisons closes avec l’idée de faire un film. Et encore moins avec celle de filmer quelque chose de sensationnel. C’est très important pour moi de d’abord tomber amoureuse de l’endroit, et des gens. Ce n’est qu’ensuite que je peux penser au film.

La relation amoureuse entre Maria et Sascha est très belle, très intense. Et, en même temps, cela reste difficile pour elles d’accueillir la «  joie  » du titre de votre film.

Le titre du film, Seule la joie, renvoie à la recherche de ce bonheur. Je pense que c’est ce que font les deux personnages. Elles essayent de trouver cette joie. Ce n’est pas un état permanent. Et on a beaucoup de chance si on peut la trouver.

Comment avez-vous approché l’écriture et le tournage des scènes de sexe, hétéro et lesbien  ?

Les scènes de sexe hétéro s’inscrivent dans le cadre du travail. Elles relèvent donc de la performance. Les scènes de sexe lesbien sont entre deux personnes qui s’aiment tendrement. On a donc essayé de les approcher différemment.

Mon intention était que l’on se rende bien compte que le travail du sexe est un travail. Dans ce cadre, les relations sexuelles n’ont rien d’un événement, c’est tous les jours la même chose. Entre Maria et Sascha, c’est une première fois, car elles sont amoureuses.

Henria Behrens et Adam Hoya dans Seule la joie
© Outplay Films
La caméra est très mobile, très proche des corps. Comment avez-vous travaillé l’image avec votre cheffe opérateur, Carolina Steinbrecher  ?

J’avais déjà travaillé avec Carolina Steinbrecher dans mon précédent film (Jibril, 2018). Comme nous filmons dans de vrais lieux, avec un dispositif proche du documentaire, nous souhaitons laisser le plus de liberté possible aux acteur.ices. La maison close est un environnement qui présente beaucoup d’enjeux quand il s’agit de filmer. Elle continue de vivre, sans faire attention au fait que nous filmons. Nous devions donc être prêtes à nous adapter avec la caméra.

Bien sûr, c’est un choix de travailler comme ça et d’opter pour ce style. Avec Carolina, nous avons beaucoup parlé de la façon dont nous allions filmer les travailleuses du sexe. Nous ne voulions évidemment pas verser dans le sensationnalisme. Nous voulions nous intéresser à leurs sentiments, à leur état d’esprit à un moment donné. Qu’il s’agisse de la passion de la relation entre Maria et Sascha, ou du sentiment d’ennui de la vie de tous les jours dans la maison close. Travailler de la sorte c’était, pour nous, le moyen de construire un female gaze.

La construction du female gaze a donc relevé pour vous d’un processus collectif  ?

Je pense que, dans un sens ou dans un autre, toutes les femmes ont internalisé le male gaze. Pour en sortir, il faut vraiment réfléchir à tout ce que nous faisons. Il s’agit de prendre conscience de l’ampleur et de l’impact du male gaze hétéronormatif dans nos propres schémas de pensée. C’est un vrai acte réflexif de proposer un female gaze honnête et neuf. Je pense d’ailleurs que nous n’avons pas toujours réussi dans le film. Mais nous y avons vraiment travaillé.

Beaucoup de questions nous ont accompagnées  : pourquoi filmons-nous comme ceci  ? Pourquoi ne faisons-nous pas cela  ? Comment avons-nous appris à regarder un corps féminin  ? Et pourquoi le regardons-nous de cette façon  ? C’est ce que je fais dans tous mes films. Je me pose toujours la question  : pourquoi  ?

J’ai travaillé avec un chef opérateur masculin, et j’ai pris conscience qu’il faisait certaines choses que Carolina n’aurait jamais faites. Et je lui ai dit  : «  Non, nous ne ferons pas cela. Pourquoi filmes-tu un corps de femme de la sorte  ?  »

C’est donc quelque chose que nous avons tous.tes internalisé, puisque le cinéma fonctionne comme ça depuis des décennies. Et ça marque notre mémoire visuelle.

C’est intéressant car vous dites ne pas avoir complètement réussi à déconstruire ce regard hétéronormatif. Vous pensez à une scène en particulier  ?

Non, pas vraiment. Quand je regarde certaines scènes, je me dis que ça a fonctionné, et pour d’autres moins. Mais c’est plus quelque chose de général. Ca relève de tout notre sens esthétique, de sa construction. Tout cet édifice est influencé par ce regard masculin hétéronormatif. Pour Seule la joie, on a commencé à tourner il y a plus de deux ans et ensuite il y a le moment du montage. C’est tout un processus d’apprentissage et de déconstruction.

Parlant de représentations, des œuvres vous ont-elles influencée pour ce film  ?

Évidemment, en tant que femme et artiste, je suis inspirée par beaucoup de choses. Mais pour ce qui concerne Seule la joie, j’avais déjà une idée très précise de ce lieu en particulier. Donc j’étais plus intéressée par le fait de saisir l’essence du lieu dans lequel nous étions. Un peu comme pour un documentaire.

Mais l’une de mes grandes héroïnes c’est Virginie Despentes. Baise-moi (2000) est un grand film mais c’est King Kong Théorie (2006) qui a été, et est, une grande source d’inspiration pour moi. Je l’ai lu une première fois il y 10 ou 12 ans. Puis je l’ai relu pour le tournage, et je l’ai donné à mes acteur.ices, ainsi qu’à mon équipe.

Je suis aussi très inspirée par des réalisatrices. Je pense à Céline Sciamma dont le travail est très intéressant et très inspirant. Du côté de l’Allemagne, je pense à Isabelle Stever qui vient de réaliser un excellent film, Grand Jeté (2022), présenté à la Berlinale. Elle réfléchit constamment à son regard et à sa façon de travailler.

Henrika Behrens dans Seule la joie
© Outplay Films
Avez-vous aussi été inspirée par un manque de représentations concernant le travail du sexe  ?

Oui, bien sûr. J’ai vu beaucoup de films tournés dans des maisons closes, ou du moins dans lesquels il y a des scènes qui s’y passent. Et à un moment, je me suis rendue compte que c’était un monde que je ne connaissais que par le cinéma. Mes recherches m’ont toujours montrées d’autres aspects de ce travail.

J’ai la sensation que les réalisateurs se copient les uns les autres quand ils parlent de travail du sexe. Ils ne vont pas vraiment voir ce qui se passe dans les maisons closes. Ou alors ils y vont en tant que clients pour essayer de comprendre. Mais ce que j’ai vu dans toutes les maisons closes dans lesquelles je suis allée, était très différent de ce que j’ai pu voir au cinéma.

Les femmes y sont beaucoup plus actrices de leur vie. Elles se perçoivent beaucoup moins comme des victimes que ce qui est montré au cinéma, où elles sont toujours présentées en tant que telles. Je pense que cela relève encore une fois du male gaze. Le regard masculin hétéronormatif veut les voir comme des victimes, afin de se présenter eux-mêmes comme des hommes forts. Et ils ne comprennent pas que la réalité est bien différente.

Vous ne donnez pas beaucoup d’éléments sociologiques ou psychologiques pour caractériser vos personnages.

Ma façon de travailler c’est d’être dans le moment. J’ai aussi beaucoup travaillé avec mes acteur.ices, en amont du tournage, sur leurs personnages pour qu’iels sachent d’où iels viennent. C’était très précis. Après, au moment du tournage, je suis très intéressée par le présent.

Certain.es trouvent qu’il manque des informations dans Seule la joie. Mais je ne veux pas donner trop d’explications. En tant que spectatrice, je préfère ne pas avoir trop d’explications et être avec les personnages dans le moment présent.

Pouvez-vous nous parler du poème qui est déclamé à deux moments très différents de Seule la joie  ?

Comme je vous l’ai dit, je travaille avec mes acteur.ices très en amont du film. J’avais déjà commencé à travailler avec Adam Hoya plus d’un an avant le tournage. On a écrit ce poème ensemble. Ça faisait partie du processus. Pour moi c’est le moment où Sascha tombe amoureuse de Maria. Elle comprend qu’il y a quelque chose dans ce poème qui lui parle intimement.

La deuxième fois, le poème est lu en voix-off. Sascha prend conscience qu’elle a interiorisé les idées et pensées que Maria a apportées dans sa vie. Et même si Maria et Sascha sont très différentes, elles ressentent plus ou moins la même chose en tant que femmes dans la société. C’est ce qui les unit. Et en même temps ce sont des femmes très différentes. Elles viennent de deux générations différentes, elles ne partagent pas la même façon d’être féministe. Et pourtant, elles sont toutes les deux des femmes, sujets de leur vie.

En réalité, c’est l’essence du film. Et c’est pourquoi ce poème est très important pour moi.

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