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« Racine carrée du verbe être » – Les cinq voies du narcissisme

Racine carrée du verbe être
© Simon Gosselin

Pensant interroger ses origines et les choix qui font le parcours d’une vie, le directeur du théâtre de La Colline livre à son spectateur une pièce politiquement problématique et navrante de narcissisme.

Les aficionados de Wajdi Mouawad se pressent devant les portes du théâtre de La Colline ce samedi 8 octobre 2022, pour assister à la première de ce nouveau texte, pièce fleuve de pas moins de six heures – le directeur de cette scène nationale, située dans le vingtième arrondissement de Paris, a un goût pour les spectacles amples. Le spectacle made in Mouawad, résumons : Mouawad écrit le texte, un texte qui se veut autobiographique, le met en scène, se donne le premier rôle et se programme dans le théâtre qu’il dirige ; draine quantité de fidèles, comédien·nes venu·es prendre des nouvelles de ce « génie » reconnu dans le monde entier pour ses pièces-fleuves.

Peu importent les récentes polémiques sur la commande de musiques de Bertrand Cantat pour son dernier spectacle, rappelons-le, condamné pour l’assassinat de sa compagne, la comédienne Marie Trintignant. Le directeur du théâtre s’en était alors justifié, expliquant que l’interprète de Noir Désir avait purgé sa peine et qu’il ne saurait être condamné à vie. On a bien droit au pardon.

C’est dans ce contexte de tension que le directeur de La Colline présente sa dernière création, Racine carrée du verbe être. Un spectacle inspiré par les révélations récentes de la physique quantique, qui estime que pour chaque chemin choisi, un autre aurait pu être emprunté. Le rideau s’ouvre donc sur un Wajdi Mouawad enfant assis face à un autre Wajdi Mouawad, vieillard celui-là. Depuis le Liban natal de l’auteur, la guerre fait rage, et il faudra bientôt fuir.

Son père l’enjoint de se rendre à l’aéroport et d’embarquer dans le premier vol qu’il trouvera entre deux destinations que la famille connaît bien, Paris et Rome. Magie du hasard, ou de la physique quantique, c’est pour Paris que le jeune personnage s’envole – tout comme son alter ego dans la vraie vie. Que se serait-il passé si le premier avion avait été pour Rome ? Si son père lui avait ordonné d’aller aux États-Unis ? Au Canada ? De rester au Liban ?

Écriture millimétrée et gros clichés

Cette pièce à la mise en scène léchée alterne ainsi – avec Mouawad et un autre comédien sur scène pour incarner ces cinq Mouawad fictionnels – cette palette de plusieurs destinations. Les scènes s’enchaînent globalement bien, même s’il est difficile, dans la première partie du spectacle, de savoir à combien de personnages exactement nous faisons face. Les comédiens, surtout les plus jeunes, brillent. Pourtant, il y a quelque chose qui dérange dans cette écriture sophistiquée que chacun récite avec talent.

Les talents d’écriture du metteur en scène ne l’empêchent pas de se heurter à un certain nombre de clichés, notamment lorsqu’il s’agit des femmes. Ainsi, l’un des personnages principaux, devenu un grand universitaire, abandonne ses enfants – qu’il déteste pour une raison qui n’est pas mentionnée -, fait venir des travailleuses du sexe dans sa chambre d’hôtel. Une rencontre violente, qu’il met en scène de manière naturaliste, quitte à mettre sous les yeux de son spectateur une authentique agression sexuelle. L’homme, ivre, insiste pour ramener la prostituée en voiture. Elle ne préfèrerait pas. Il insiste.

On apprend plus tard qu’elle est morte décapitée, après un incident de voiture. D’autres moments de la narration nous indiquent le rapport pour le moins problématique que l’auteur semble entretenir avec les femmes. L’auteur du meurtre involontaire de la prostituée « violera » (s’agit-il d’un viol ?), plus tard dans la pièce, sa propre fille, tandis que celui resté au Liban ne manquera jamais d’insulter copieusement femme et enfants, que les femmes de la pièce seront toujours dépeintes en hystériques ou en sœurs couveuses.

Les débats de société ne sont pas épargnés par cette longue fresque. Dans la vie de l’alter ego canadien de l’auteur, devenu artiste plasticien, la cancel culture fait rage et le menace. Ses œuvres sont détruites dans ce qui ressemble à un autodafé moderne. Dans une autre séquence, les écologistes, qui tentent de protéger les arbres, sont dénoncés pour ce qu’ils sont, du point de vue de l’auteur : d’odieux narcisses, plus intéressés par leur pureté militante et leur art du happening que la cause qu’ils défendent réellement.

Des accros aux coups de comm’, en somme. Les intéressés apprécieront. Cette analyse est égrainée çà et là dans les dialogues, maculée d’un vernis intellectuel qui la ferait presque passer pour une démonstration intelligente. Elle tombe à pic à l’heure où plusieurs pays du monde commencent à se rendre compte que l’objectif des 1,5 degrés, fixé par les Accord de Paris, ne sera pas respecté.

Doit-on pardonner ?

Une autre séquence interroge et fait écho à toute une dialectique du pardon, développée par l’auteur dans la dernière partie de la pièce. Elle commence avec le personnage qui a immigré au Texas, que l’on découvre dans le couloir de la mort, attendant d’être exécuté par les États-Unis. Son crime ? Avoir tué de sang-froid deux inconnus, pour aucune raison identifiable.

Un jeune journaliste vient l’interroger et lui demande pourquoi il n’essaie pas de demander un recours, afin d’éviter la peine capitale. Le jeune homme, qui s’avère être l’enfant des deux personnes assassinées, révèle son identité et le journaliste insiste pour qu’il demande à vivre, au nom du droit au pardon, suggérant que parce que ce malheureux évènement est survenu dans sa vie, il a pu vivre de belles choses ensuite. Que finalement, ça valait presque la peine.

Le même droit au pardon qu’obtient le père qui viole sa fille, plus tard dans la pièce. Le même droit au pardon qu’invoquait Mouawad, lorsque des mouvements féministes lui reprochaient de faire travailler Bertrand Cantat pour ses pièces. Un pardon qu’il place inlassablement dans la bouche des personnages-victimes, sans jamais, semble-t-il, s’interroger sur la possibilité de pardonner dans de tels cas. On se surprend à penser : Marie Trintignant n’est plus parmi nous pour pardonner. Et puis, doit-on vraiment tout pardonner ?

Au terme des six heures, la pièce se conclut sous un tonnerre d’applaudissements. Malgré la durée de la pièce, qui pourrait en décourager plus d’un, elle fait partie des plus gros succès de cette rentrée théâtre. Comme l’écrivait la journaliste Fabienne Darge dans son article sur la même pièce pour Le Monde, la critique est un exercice solitaire. Qui conduit parfois le journaliste à être à rebours du public. Deux solitudes se rejoignent aujourd’hui.

Racine carrée du verbe être, de Wajdi Mouawad au Théâtre de La Colline, jusqu’au 30 décembre 2022.

Journaliste

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