Six films réalisés par Louis Malle retrouvent le chemin des salles en ce mois de novembre. « Louis Malle, gentleman provocateur » est le premier cycle d’une rétrospective en trois parties, orchestrée par Malavida.
Ce sont donc Ascenseur pour l’échafaud (1957), Les Amants (1958), Le Feu follet (1963), Viva Maria ! (1965), Le Voleur (1967) et Le Souffle au cœur (1971), dans leur version restaurée par Gaumont, que l’on peut retrouver depuis le 9 novembre dans plus de 40 cinémas en France.
Louis Malle est longtemps resté dans l’angle-mort de l’histoire du cinéma français. Pas invisible non plus – des rétrospectives lui sont régulièrement consacrées –, son œuvre hétéroclite n’a jamais vraiment acquis l’envergure d’autres cinéastes de sa génération. Le Festival Lumière lui consacrait d’ailleurs une vaste rétrospective le mois dernier, intitulée « Louis Malle : le solitaire du cinéma français ».
Cette mise à l’écart – toute relative – tient sûrement, en partie, à la forme que prend sa filmographie, Louis Malle faisant partie de ces cinéastes cycliques. Ruptures de ton et de rythme sont déjà visibles au sein de l’échantillon sélectionné par Malavida ce mois-ci. D’un film à l’autre, le réalisateur change de cadre, quitte à parfois sembler contradictoire.
Car on ne trouvera pas vraiment de principe directeur dans ce court cycle. Ou alors, par le détour d’une jolie pirouette, trouvant déjà dans l’absence même de fil rouge une forme de cohérence. C’est que, les films de Louis Malle sont marqués par un signe distinctif qui pourrait froisser un certain public : son amoralité. « Cinéaste amoral », voilà un terme que l’on pourrait d’ailleurs trouver galvaudé. Combien sont-ils, en effet, à vouloir consacrer leurs films comme intouchables, les préservant ainsi de tout jugement vulgaire, au nom de la sacro-sainte hétérogénéité de l’art et de la morale ?

Un cinéaste amoral
Mais ce n’est pas tant l’objet social qu’est le film qui se trouve séparé artificiellement du champ moral chez Louis Malle. Au contraire, ses origines bourgeoises sont bien connues de tous·tes et le réalisateur s’est aussi emparé de sujets historiques et politiques, avec notamment Au Revoir les enfants (1987), ou le plus controversé Lacombe, Lucien (1974). Ses films sont bel et bien ancrés dans un champ politico-social.
Ce qui relève de l’amoralité chez le cinéaste, c’est la structure même de ses récits. Ses personnages n’évoluent pas en ligne droite, ils ne se préoccupent pas de quelconques principes supérieurs qui viendraient régir leur existence. D’où, parfois, un sentiment de contradiction de film en film, ou de retour en arrière.
Chez Louis Malle, l’adultère, le suicide, et même l’inceste, sont regardés comme des actes entiers – et non comme des écarts à la règle. C’est de là que vient le caractère « provocateur » du cinéaste. Et l’on peut être, à raison, scandalisé·e face à un tel sentiment d’indifférence. Notamment en ce qui concerne un sujet aussi tabou que douloureux que l’inceste, dans Le Souffle au cœur. Car en extrayant ses films de toute grille de lecture morale, Louis Malle n’offre plus aucune prise à la spectateur·ice pour condamner l’acte.
Il y a donc une forme de désenchantement ambiant chez l’auteur, qui ne succombe pas pour autant au nihilisme. L’existence peut prendre des formes qui valent le coup d’être vécues. L’amour en est une, et traverse le cycle de part en part. L’alliance, et la complicité, qui en découle en est une autre. Ce n’est pas par hasard que le duo est une forme récurrente dans ces six films.
Tout n’est pas perdu donc. Et nous nous proposons maintenant d’évoquer les films de la rétrospective dans une forme hommage au cinéaste. Ci-dessous, un dialogue fictif – et très libre – entre six citations tirées de chacun des films que vous pouvez découvrir en ce moment au cinéma.



Conversation pour Louis
Un soir de pleine lune. Jeanne (Jeanne Moreau), s’est extraite de son lit pour déambuler dans les jardins de sa propriété dijonnaise. Moyen comme un autre d’échapper à l’affligeante alternative bourgeoise qui se dessine entre un mari « odieux » et un amant « presque ridicule ». S’avance alors, dans l’ombre, une idée : celle de l’amour. Elle prend les traits d’un jeune bourgeois, Bernard, en rupture avec son milieu d’origine. Le personnage est séduisant, quoique facilement matière à une gentille moquerie : à trop poser l’insolence, elle finit par souvent par devenir indolence. Mais cela ne compte pas quand :
« L’amour peut naître en un regard. Jeanne, en un instant, sentit mourir sa gêne et sa pudeur. Elle ne pouvait résister. On ne résiste pas au bonheur. »
Les Amants naissent au clair de lune, car son lyrisme porte haut les couleurs de l’exaltation amoureuse. Et Jeanne adhère entièrement à l’idée qu’elle se fait de Bernard, et réciproquement. Louis Malle enjambe à grands pas les catégories morales. Comme celle de l’adultère : que peut la rigidité des principes face à la souplesse du cœur ? Il faut savoir dire :
« Je t’aime. Si je n’entendais pas ta voix, je serais perdu dans un pays de silence. »
Comme le confesse Julien Tavernier (Maurice Ronet) à son amante, Florence Carala (Jeanne Moreau). Les amant·es peuvent bien être prêt·e·s à être sacrifié·e·s, l’Ascenseur pour l’échafaud est aussi celui qui mène à l’extase d’être seul·e·s à deux. Il y a, paradoxalement, une grande joie chez Louis Malle à célébrer cette solitude, sublimée par l’alliance de deux corps aimants et aimés ; aimantés alors. Dans un cinéma qui s’amuse à singer la bourgeoisie et ses codes en sapant ce qui la fonde, son sens de la morale, le véritable privilège est peut-être celui qui consiste à pouvoir dire :
« Il n’y a qu’à toi que je peux dire à quel point je suis seul »
Au fond, il n’y a pas grand-chose d’autre qui importe chez ce Malle. Et sa radicalité tient peut-être en ce qu’il s’est approché un peu trop près du cœur d’un abîme terrifiant : la solitude paradoxale mais inévitable de celleux qui croient en la force de la norme. Il y a certainement beaucoup de Louis dans le personnage de Jean-Paul Belmondo dans Le Voleur. Dépouiller l’édifice moral et vider les grandes propriétés bourgeoises se confondent en un geste, plus vital que politique. Et ce, pour Louis Malle comme pour son Georges Randal.



Car les personnages de Malle ne sont pas des révolutionnaires, simplement de petits terroristes des bons sentiments. Une forme de cynisme travaillé par un grand sens de l’humour : comme un refus de renoncer à la joie. Il faut bien faire quelque chose quand on sait. Et que l’on ne peut donc plus se confondre dans l’austérité de la croyance – quelle qu’elle soit :
« Le sacrilège ne m’intéresse pas. C’est comme le blasphème. Ça veut dire qu’on y croit encore. »
Le cinéma de Louis Malle est donc l’histoire d’un lent détachement qui ne se vautre jamais dans la renonciation. Alors que ses deux premiers films faisaient encore appel à un horizon métaphysique sous la forme de l’amour comme moteur de l’action, ceux qui suivent dans ce cycle, renoncent à toute forme de motivation extra-mondaine. Ses films deviennent autant de Souffle[s] au cœur animés par une action au présent. Il faut cesser de croire pour enfin agir :
« – Au théâtre on se maquille beaucoup, à cause du trac. Avec le fond de teint on a moins peur.
– Peur de quoi ?
– Du public ! Des hommes qui vous regardent.
– Moi j’aurai pas peur des hommes, vous verrez. »
Viva Maria ! et vive donc cette action qui permet de s’émanciper du regard hégémonique. Le seul principe qui guide Louis Malle, jusque dans sa forme la plus radicale. Car quand l’alliance des temps présents ne peut se faire, ne subsiste que le désespoir de l’individu. Ce n’est pas une perte, tout juste une disparition en forme de soulagement :
« Je me tue parce que vous ne m’avez pas aimé, parce que je ne vous ai pas aimés. Je me tue parce que nos rapports furent lâches, pour resserrer nos rapports. Je laisserai sur vous une tache indélébile. »
Le Feu follet a la couleur de l’éternité et de ses promesses. C’est son spectre qui hante les images de Louis Malle, sans jamais en consumer leur présence.